Mais enfin le polar est quelque chose d’installé sur le marché, avec son appareil de commentaires spécialisés qui y sont installés aussi, et tout ça n’en bougera plus et ne connaîtra plus de changement important. C’est mort.
Jean-Patrick Manchette, Charlie Mensuel, n°148, mai 1981Note953. .
Au terme de ce travail, nous espérons avoir donné tort à Jean-Patrick Manchette, du moins en ce qui concerne la mort du roman noir. Certes, il écrit ces lignes en 1981, et à cette époque, le polar s’efface devant le succès de la science-fiction. Il faudra attendre le milieu des années 80 pour que le genre frémisse à nouveau, et retrouve une vigueur qui semblait éteinte depuis les derniers feux du néopolar.
De fait, le roman noir existe bel et bien, et il n’est pas menacé de disparition dans les années 90, en dépit de la sombre constatation de Jean-Patrick Manchette. Bien au contraire, la dissolution des traits génériques et la dissémination du genre, notamment en direction de la science-fiction et de la littérature blanche, se sont accompagnées d’un renouveau du roman noir en termes d’offre et de son explosion sur le marché, à la faveur d’un regain d’intérêt pour l’ensemble du genre policier. Il est apparu rapidement que le genre ne pouvait être saisi par les seuls critères textuels généralement admis, et que le roman noir proposait un exemple intéressant et particulièrement aigu de questionnement sur la notion de genre paralittéraire, et même de genre, tout simplement. Si nous avions la conviction, en commençant ce travail, que le genre existait bel et bien textuellement, nous étions également certaine qu’il ne pouvait en aucun cas être saisi par des critères purement textuels et poétiques, et que la généricité du roman noir se jouait ailleurs, dans une dimension sociale ayant à voir avec la structuration du champ littéraire. Mais il fallait dépasser le stade de la conviction et démontrer le bien-fondé de ces intuitions, afin d’établir aussi fermement que possible le genre dans ses principales caractéristiques sociales et textuelles. Notre hypothèse de départ était la suivante, et s’appuyait sur un constat : le roman noir ne peut être saisi en termes de récurrences thématiques, structurelles, plus généralement poétiques, car l’ensemble de la production se caractérise par une grande hétérogénéité. Pourtant, un certain nombre d’éléments forment un dénominateur commun au sein de cette production, par lequel producteurs (éditeurs, auteurs) et lecteurs reconnaissent l’existence d’un genre spécifique, le roman noir. Il fallait donc définir le genre au-delà de ses fluctuations poétiques. Cette approche se devait de combiner une saisie du genre en tant que pratique textuelle, car nous étions convaincue que dans les textes mêmes se jouaient des caractéristiques fondamentales, et en tant que pratique sociale, le genre existant à la fois parce qu’il était reconnu comme tel et parce que l’évolution même du genre – en tant que pratique textuelle – était liée au statut symbolique du roman noir dans le champ littéraire. À ce titre, l’approche générique nous semblait indissociable d’un questionnement sur le processus de légitimation du genre, et par conséquent, sur les enjeux symboliques de la notion de genre à la fin du 20ème siècle. Notre hypothèse était donc que le genre se définissait à la fois comme une pratique sociale et comme une pratique textuelle, selon des critères que notre travail se proposait de mettre à jour.
Un fait était remarquable : toutes les œuvres du corpus recevaient, à un titre ou à un autre, la dénomination de roman noir. Pourtant, à y regarder de plus près, le corpus se caractérisait par son hétérogénéité. D’ailleurs, les définitions du genre, recensées dans un certain nombre de publications, étaient elles-mêmes hétérogènes, et ne permettaient nullement de cerner le corpus avec précision, pas plus qu’elles ne proposaient de définition stable. Le doute était permis. Le roman noir existe-t-il vraiment, dans les années 1990-2000 ? Se pouvait-il que l’emploi du terme de « genre » soit abusif ? Notre première tâche a été d’opérer un retour sur la notion même de genre, ce qui nous a permis de conclure à la pertinence d’une identification du roman noir en tant que genre. Puisqu’aucune des définitions rencontrées n’était satisfaisante, nous avons résolu de soumettre les œuvres du corpus à une analyse textuelle selon nos propres critères, appliqués méthodiquement à chaque roman. En dépit de l’observation de quelques dominantes, nous avons ainsi établi l’impossibilité de fonder une définition du roman noir, en tout cas pour les années 1990-2000, sur des invariants poétiques. En effet, quelques œuvres échappent à l’ensemble des critères, sans que soit remise en cause leur appartenance au genre.
Comment expliquer ce phénomène ? Une explication nous est apparue dans la multiplicité des déclinaisons éditoriales. En effet, le roman noir bénéficie dans les années 90 du succès grandissant de l’ensemble de la fiction policière. Les maisons d’édition et les collections se multiplient, et ce faisant, la cohérence du genre diminue. Outre que chaque directeur de collection arrive avec sa propre conception et sa propre définition, il lui faut imposer sa production sur un marché rapidement encombré. Pour cela, il tente d’imprimer sa marque à la collection, de lui donner une identité spécifique et par là même, il confère au genre une identité particulière, contribuant à en brouiller les contours.
Mais une autre explication peut être avancée. Le roman noir des années 1990-2000 puise à diverses sources littéraires et médiatiques, actualisées selon des degrés divers par les œuvres singulières. Bien sûr, une des sources évidentes parce qu’immédiate est celle du néopolar et du roman noir français tel qu’il est établi dans le paysage littéraire à partir des années 40, notamment à partir de l’exemple de Léo Malet. Au-delà, il semble tout aussi évident que le genre est nourri des influences du « hardboiled » américain des années 20 à 50, ainsi que du roman policier archaïque. Mais à ces sources déjà nombreuses viennent s’ajouter deux influences importantes : celle du roman populiste français de l’entre-deux guerres et celle de la culture médiatique du 19ème siècle et du début du 20ème siècle. En effet, le roman noir n’a pas oublié les grandes figures du roman populaire qui apparaissent chez Ponson du Terrail, Paul Féval, mais il subit aussi l’influence du récit de crime non fictionnel, et aujourd’hui encore, se nourrit des faits divers. Enfin, un autre type de filiations relève de la littérature légitime. Cet enchevêtrement de sources est l’une des raisons de la labilité poétique du genre, qui puise de manière privilégiée dans l’une ou l’autre. Quand Jean Vautrin situe son Roi des ordures sous les auspices de Dashiell Hammett, Jean-Bernard Pouy convoque Rouletabille et Arsène Lupin pour le Poulpe, tandis que Gérard Delteil poursuit l’entreprise du néopolar.
Ainsi, les difficultés à définir le roman noir s’expliquent par plusieurs facteurs. Certains sont historiques, et liés à l’enchevêtrement des filiations. D’autres interviennent lorsque l’on s’attache plus spécifiquement à la production des années 90. En effet, la richesse, la variété, mais aussi, il faut bien l’admettre, la confusion du paysage éditorial, contribuent à brouiller un peu plus les contours du roman noir.
Puisqu’il était impossible de trouver dans le texte même, selon les critères habituellement convoqués, les indices d’une identité générique, il nous fallait chercher ailleurs des éléments de définition. Par ailleurs, l’examen des sources du roman noir a révélé qu’il puise des influences non seulement dans la paralittérature mais aussi dans la littérature légitime. C’est pourquoi nous nous sommes demandé si le roman noir, en ce qui concerne en tout cas la production des années 1990-2000, pouvait être qualifié de genre paralittéraire. De fait, par les conditions de production, par la matérialité qu’offre l’objet-livre, par le paratexte même, le genre tend dans ces années 90 à estomper les marques d’appartenance au champ de grande production, et tend vers des conditions de production relevant de la littérature légitime. Nous avons vu par exemple que les conditions de production auctoriale et éditoriale se normalisent. L’objet-livre « roman noir », s’il reste identifiable et s’il reproduit souvent des codes génériques, se rapproche de l’objet-livre du champ de production restreinte. Les collections grand format se multiplient, les éditeurs apportent davantage de soin aux formats de poche, en termes de papier et de maquette. Au même moment, les collections grand format de la littérature légitime adoptent des stratégies commerciales plus affirmées, et, à l’image des collections paralittéraires, ne dédaignent pas des procédés comme l’illustration de couverture, ce qui renforce la proximité entre les différentes collections, littéraires et paralittéraires. Ces phénomènes s’ajoutent à un fait qui ne date pas des années 90, mais qui se voit alors confirmer : le peu d’appétence du roman noir pour la sérialité et ses marques. Si la récurrence du héros existe bel et bien dans le roman noir, elle est peu mise en avant par les maquettes ou par les titres. De plus en plus, le roman noir se confond avec les livres édités en collection générale. Cela n’est pas sans conséquence sur l’évolution générique elle-même, car le genre du roman noir est affecté dans ses choix textuels mêmes par une quête de légitimité. Certes, les critiques ont noté très tôt dans son histoire l’accès du roman policier – et pas seulement du roman noir – à un statut intermédiaire, ni tout à fait déclassé, ni tout à fait légitime. Nombreux sont les auteurs, les éditeurs et les critiques qui estiment purement et simplement le problème réglé : le roman noir aurait le même statut que les romans publiés en collection générale, et le constat de la qualité des œuvres noires suffirait à attester de cette égalité. Pour nous cependant les choses n’allaient pas de soi, et les réactions vives des auteurs à ce sujet nous semblaient témoigner de la complexité de la question. De fait, le rapport des auteurs et des éditeurs à la légitimité, leur rapport même au champ de production restreinte sont tissés d’ambiguïtés, ce qui ne manque pas d’avoir des conséquences sur l’évolution textuelle du genre. Nous avons tenté d’explorer la complexité des postures d’auteurs, ainsi que la complexité du positionnement du genre dans le champ littéraire. Des stratégies auctoriales et éditoriales se mettent en place pour accroître la légitimité du genre, mais de manière plus générale, l’opposition entre champ de grande production et champ de production restreinte se brouille dans cette période parce que des échanges ont lieu entre les deux champs. La littérature noire multiplie les emprunts à la littérature légitime, estompe les traits génériques qui lui sont propres et se fait laboratoire d’expérimentation narrative. De son côté, la littérature blanche d’avant-garde lorgne du côté du roman noir et de ses techniques. Par ailleurs, des auteurs de roman noir migrent vers les collections blanches, soit qu’ils aspirent à de nouvelles expériences littéraires, soit qu’ils imposent leur écriture et leurs choix génériques – le roman noir – dans l’espace de la littérature blanche. Quelles que soient les stratégies adoptées, elles ont des conséquences sur la pratique du genre. En effet, les migrations éditoriales, même lorsqu’elles n’entraînent pas de remise en cause des choix génériques, ont pour effet de masquer ces choix, et il n’est pas rare, on l’a vu, qu’un roman noir ne soit plus perçu comme tel dès lors que l’œuvre est publiée hors collection policière. Le genre « roman noir » n’a pas sa place dans la littérature légitime, qui honnit la notion de genre. Par ailleurs, la volonté d’accéder à la légitimité, même dans les limites des collections policières, s’accompagne souvent d’expérimentations littéraires et d’inflexions qui signifient souvent une mise à distance des codes du genre, ou un effacement des traits génériques. Les raisons sont les mêmes que pour les cas de migration : puisque le déclassement se fait notamment au nom de la servilité au genre, catégorie dévalorisante depuis le 19ème siècle, le roman noir prend ses distances avec lui-même. Ainsi, on peut parler à la fois d’éclatement et de dissolution du genre. C’est sans doute ce qui accélère le processus de légitimation du genre, que l’on a pu mesurer à divers indices, à la fois dans le champ littéraire lui-même et à la lueur d’instances extérieures comme l’Ecole et l’Université. Pour relative qu’elle soit, cette légitimation est bien réelle, même si, répétons-le, elle se fait aux dépens du genre.
C’est bien pour cela que nous considérons que le genre, tout autant qu’une pratique textuelle, est une pratique sociale. Un genre, fût-il paralittéraire a priori, n’évolue pas seulement sous le coup d’infléchissements internes, inhérents à la production littéraire. L’évolution du roman noir semble en tout cas associée au processus de légitimation qui affecte l’ensemble du roman policier. Si le roman noir nous semble plus particulièrement concerné, c’est qu’il est le plus propice au dépassement de codes génériques originellement fluctuants, et qu’il favorise ainsi la mobilité des auteurs dans le champ, les encourageant à renégocier leur positionnement.
Pour autant, il n’était pas question de céder à la tentation de considérer que le roman noir n’était qu’une étiquette dénuée de réalité textuelle, assimilable seulement à des enjeux symboliques liés à la structuration du champ. Notre conviction que le genre, en dépit de l’hétérogénéité du corpus, pouvait être défini par des traits textuels était intacte. Un retour sur une analyse textuelle du corpus nous a amenée à cerner deux traits fondamentaux que chacune des œuvres du corpus actualise à des degrés divers, articule selon des modalités variables, ce qui autorise une large palette de déclinaisons structurelles, thématiques, narratives. Ils nous ont permis de cerner « l’air de famille » commun à tous ces romans, qui réside selon nous dans la visée et dans le registre de l’œuvre. Ces deux notions, définies dans la troisième partie, ont en commun de véhiculer un projet, une vision du monde et de déterminer un effet émotionnel. Elles se déclinent plus précisément, en ce qui concerne le roman noir, en visée réaliste et en registre tragique. La visée réaliste est toujours présente dans le roman noir des années 90, même si elle connaît des modalités et des degrés d’actualisation variés. Fiction réaliste, le roman noir est aussi une œuvre tragique, qui exprime et suscite l’angoisse liée au désespoir et au pessimisme. Pour mal définie qu’elle soit, la notion de registre offre un outil précieux dans la caractérisation et la définition du genre. On peut bien sûr hésiter entre l’affectation d’un registre tragique par ailleurs fréquent dans l’ensemble de la littérature et l’identification d’un registre spécifique au roman noir, mais d’ores et déjà, le registre nous offre un concept opératoire pour différencier l’œuvre d’un Pascal Dessaint de celle d’un Tanguy Viel. Registre tragique et visée réaliste sont au cœur du genre, en sont les traits fondateurs et fondamentaux. Ils tissent au cœur des romans le « réseau compliqué de ressemblances superposées et entrecroisées » dont parle Wittgenstein quand il définit l’air de famille, et c’est de cet entrecroisement que naît selon nous le genre « roman noir », tout comme les variations possibles de l’entrecroisement autorisent la réunion d’œuvres a priori si disparates sous une même dénomination. On risquera d’ailleurs l’hypothèse que ces deux traits fondamentaux, loin de définir notre seul corpus, pourraient s’appliquer à l’ensemble de la production, tous pays et toutes époques confondus. Il nous semble ainsi que visée réaliste et registre tragique caractérisent aussi bien l’œuvre de Dashiell Hammett, dont on admet qu’il peint avec force l’Amérique des années de crise, que celle de son compatriote plus contemporain, Joe R.Lansdale, qui évoque avec férocité les mentalités racistes du Texas. De même, Henning Mankell choisit une structure classique d’enquête pour évoquer les dérives sociales, économiques et politiques de son pays, la Suède, sur un registre désespéré qui est celui de son personnage récurrent, Wallander. Rien ne sert ici d’énumérer davantage d’exemples, car le propos résulte bien plus d’une intuition que d’une certitude étayée par une analyse rigoureuse. En revanche, notre expérience de lectrice de romans noirs étrangers nous confirme d’emblée que la production est aussi hétérogène qu’en France, et notre conviction qu’il y a cependant un dénominateur commun à toutes ces œuvres est tout aussi réelle.
Reste que certaines œuvres du corpus, même à la lueur de ces deux traits fondamentaux, sont atypiques, à tel point que nous avons dû les considérer comme des cas-limites. Nous ne reviendrons pas sur les raisons de cette affirmation, mais sur un constat corollaire : ces cas-limites sont parmi les plus médiatisés. En effet, nous avons relevé parmi ces cas de romans noirs qui actualisent peu les traits fondamentaux du genre des auteurs ou des œuvres qui mêlent au roman noir les traits d’autres genres. Ainsi, la collection du Poulpe active les codes de la littérature populaire, ce qui est d’ailleurs tout à fait explicite dans le projet, par les intrigues et choix structurels comme par la construction du personnage principal. Maurice G. Dantec représente un autre cas-limite, extrêmement médiatisé. Très vite repéré par la presse, il se distingue par un mélange entre roman noir et littérature d’anticipation, ainsi que par le recours au registre épique. Enfin, Daniel Pennac et Fred Vargas activent peu les traits du tragique et du réalisme, tous deux proposant une vision réenchantée du monde. On peut penser que le Poulpe a attiré l’attention des médias – et du public – par l’originalité même du projet sériel et par son engagement social et politique. En revanche, Daniel Pennac et Fred Vargas ont su gagner les faveurs des critiques et des lecteurs hors des limites du roman policier, précisément parce qu’ils se situent par leur écriture, par leurs textes, aux frontières du genre. Daniel Pennac a franchi assez tôt les portes de la « blanche » chez Gallimard, et a peu à peu infléchi son écriture, et si Fred Vargas n’a renoncé ni au « rom’pol’ », comme elle se plaît à appeler le genre, ni à la petite structure d’édition qui l’a accueillie – les éditions Viviane Hamy –, ce n’est pas faute de sollicitations. Son œuvre témoigne d’ailleurs, depuis l’année 2000, de la légitimation grandissante du genre. En effet, si la romancière avait obtenu pour les romans du corpus de nombreux prix, tous étaient des prix de littérature policièreNote954. . En revanche, Pars vite et reviens tard, paru en 2001, marque une nouvelle étape dans la légitimation du roman noir, en obtenant en 2002 deux prix non marqués génériquement, à défaut d’être les plus prestigieux : le Prix des Libraires et le Prix des Lectrices ELLE. Avec ce roman comme avec les suivants, elle se place en tête des ventes. Son dernier opus, Dans les bois éternels, paru en mai 2006, s’est immédiatement classé au premier rang des ventes en France, et n’en a été délogé que par la rentrée littéraire de septembre, restant malgré tout en troisième positionNote955. .
Faut-il néanmoins parler de légitimation ou de banalisation des codes du noir ? En effet, et c’est là une des limites de ce travail, il est difficile d’apprécier la légitimation du roman noir en s’appuyant sur un corpus aussi récent, et si les indicateurs que sont l’Ecole et l’Université sont fiables, l’attribution de prix ou le transfert d’auteurs vers des collections générales le sont beaucoup moins. On peut penser en effet que l’entrée d’un genre ou d’une œuvre dans les corpus recommandés par l’Education Nationale, ou dans les objets de recherches universitaire, est sinon irréversible, du moins durable, tandis que les processus de reconnaissance médiatique et éditoriale peuvent être très éphémères. C’est en tout cas à dessein que nous parlons de banalisation : la fiction noire, et plus largement policière, est depuis quelques années fort répandue, et envahit par exemple les écrans de cinéma et de télévision. Ainsi, en 2006, les médias notent la prolifération des séries policières, généralement américaines, sur le petit écran français : en septembre, si l’on prend en compte la seule tranche horaire du « prime time », sur les six chaînes hertziennes – TF1, France 2, France 3, Canal+, Arte, M6 – il n’est pas un soir où ne soit diffusée une fiction policière télévisée, quand ce n’est pas davantage. Ce phénomène est-il la conséquence (entre autres) du succès des fictions policières, notamment romanesques ? Ou bien engendre-t-il et soutient-il ce succès ?
Par ailleurs, nous sommes consciente des limites qu’offre notre corpus. Nous ne reviendrons pas ici sur son caractère arbitraire, déjà évoqué dans l’introduction. En revanche, l’étude a permis d’entrevoir une autre difficulté. Rappelons que la décennie 1990-2000 a été retenue pour plusieurs raisons, dont nous rappelons ici les principales : explosion des ventes, création de nombreuses collections ou maisons d’édition spécialisées, conversion des positions des auteurs du néopolar dans le monde de l’édition essentiellement, développement de réseaux de sociabilité autour du roman noir (festivals, prix, supports médiatiques spécialisés), développement des échanges avec la littérature blanche. Néanmoins, il nous semble, au terme de ce travail, que la période retenue est trop restreinte et que l’approche générique proposée gagnerait à être élargie. Nous pensons qu’il serait pertinent de saisir ce mouvement de dissolution générique à partir de sa genèse voire de ses prémices, dans les années 80, et plus précisément, du milieu des années 80. C’est en 1985 que Daniel Pennac publie le premier volume de la saga Malaussène, Au Bonheur des ogres, et rappelons-le, c’est en 1986 que François Guérif inaugure la collection Rivages/Noir, qui va bouleverser le paysage du roman noir en France. De même, la limite posée en 2000 peut sembler arbitraire, et nous avons évoqué à travers le cas de Fred Vargas la poursuite du processus de légitimation. Dans les années 2000, les indices de légitimation – ou de banalisation – se multiplient, et la frontière entre la noire et la blanche s’estompe encore un peu plus. D’autres auteurs, à la suite de Daniel Pennac, de Tonino Benacquista et de Virginie Despentes, franchissent les portes des collections générales, comme Maurice G. Dantec, qui poursuit son entreprise de dynamitage des genres chez Albin Michel. La légitimation du genre se lit à travers d’autres indices, comme l’évolution des collections. Si certains regrettent la disparition de certaines collections et petites structures d’édition, apparues dans les années 90, d’autres se réjouissent de la clarification d’un paysage éditorial qui était devenu illisible et encombré. L’évolution du genre et de sa perception est sensible dans les soubresauts mêmes des collections prestigieuses : la Série Noire a renoué avec des années sombres, ce qui a conduit Patrick Raynal à quitter la prestigieuse maison de la rue Sébastien-Bottin fin 2004. Si les lecteurs ont craint un instant la disparition de la collection fondatrice, ils sont nombreux à reconnaître aujourd’hui que le passage de la mythique collection de poche à un véritable grand format, particulièrement soigné, n’a rien enlevé à la qualité de la sélection de son nouveau directeur, observé d’abord avec circonspection. Les années 2000-2005 sont donc particulièrement riches d’évolution pour le genre et pour le paysage éditorial du roman noir, et les hypothèses échafaudées et vérifiées pour la décennie 1990-2000 mériteraient d’être étendues à cette période.
De même, l’approche sociologique proposée, en particulier dans la deuxième partie de ce travail, n’est pas sans limites. Nous avons pris quelques précautions méthodologiques en rappelant que nous n’entendions pas mener un travail de sociologue. Néanmoins, nous sommes consciente que l’orientation sociologique que nous avons malgré tout voulu donner à une partie de ce travail peut sembler insuffisante, ou en tout cas insuffisamment étayée par une méthodologie rigoureuse et clairement définie. Sans renoncer à une méthode proche de celle que peut mener une sociologue comme Nathalie Heinich, nous pensons qu’il serait souhaitable de mener une enquête plus approfondie, sous forme d’entretiens et de questionnaires plus systématiques, sur les postures discursives mais aussi sur les trajectoires des auteurs. En effet, le choix des entretiens présentés peut sembler par trop aléatoire, et partiel. Sans prétendre viser à l’exhaustivité et mener autant d’entretiens que d’auteurs, il est envisageable d’élaborer un échantillon représentatif en fonction, par exemple, des catégories sociologiques observées. Par ailleurs, l’élaboration de nos questionnaires d’entretien a sans doute été trop peu rigoureuse, si l’on prend en compte des critères sociologiques, et sans doute faudrait-il observer à cet égard une méthodologie plus stricte.
Quoi qu’il en soit nous espérons avoir montré, par l’exemple du roman noir, qu’une approche formelle des textes n’est nullement incompatible avec une approche de type sociologique, et que les deux peuvent même s’enrichir mutuellement, comme le démontrent les travaux d’Alain Viala ou de Jérôme Meizoz.
Enfin, ces limites nous offrent davantage de perspectives de travail qu’elles ne nous donnent de regrets. Les années 1990-2000 permettent bel et bien de démontrer que le roman noir, contrairement à ce qu’affirmait le provocateur Jean-Patrick Manchette, n’est pas mort. La créativité des auteurs français bat alors son plein, soutenue par un marché du roman policier en plein essor, et elle est stimulée par le processus de légitimation du genre. Ne pas pouvoir définir le roman noir en termes d’invariants thématiques, structurels et narratifs ne doit pas conduire à conclure à l’inexistence textuelle du genre, car il est d’autres traits fondamentaux qui permettent de cerner la production au-delà de son apparente diversité. On peut considérer que le genre subit l’éclatement générique qu’ont par ailleurs constaté de nombreux chercheurs à propos de la littérature du 20ème siècle, mais il subsiste un « quelque chose » commun à tous ces romans. Leur air de famille n’est pas qu’une illusion née de la cohésion d’un groupe social (auteurs, éditeurs, lecteurs de romans noirs), il est une réalité que permettent de cerner les notions de visée et de registre.
En outre, cette période permet d’interroger la notion de valeur littéraire dans toute sa complexité. En effet, dans la modernité telle qu’elle se met en place vers le milieu du 19ème siècle, le champ littéraire fonctionne sur des antagonismes forts, qu’illustre parfaitement la scission du champ en deux sous-champs, le champ de grande production et le champ de production restreinte. Le roman noir français, dans les années 90, révèle à quel point ces dichotomies sont remises en cause par des pratiques éditoriales complexes, et surtout par des pratiques textuelles et génériques faites de métissages, d’emprunts, d’échanges avec d’autres sphères de la production textuelle. Cependant, ces remises en question n’invalident pas la notion de valeur littéraire telle qu’elle s’est construite depuis le 19ème siècle. L’étude des postures révèle à quel point les auteurs restent sensibles à ce problème, contribuant le plus souvent à reconduire la fracture du champ et la notion de valeur littéraire. Une telle contradiction est troublante et pose question, mais elle explique la complexité et la richesse de l’évolution du roman noir.