Dans les définitions précédemment étudiées, de nombreuses filiations très différentes sont apparues, tant du côté des « mauvais genres » que du côté de la littérature légitime. Cela pose d’emblée une question : le roman noir relève-t-il de la paralittérature ? On connaît la charge polémique de ce terme, qui a largement succédé à celui de « littérature populaire » et qui a émergé en 1967, au colloque de Cerisy. Jean Tortel y définit ainsi la paralittérature :
Quoi qu’il en soit, ce qui est paralittéraire ne participe en aucune façon à l’esprit de recherche et de contestation verbale. Il contient à peu près tous les éléments qui constitueraient la littérature sauf l’inquiétude à l’égard de sa propre signification, sauf la mise en cause de son propre langageNote295. .
Il ajoute que :
la paralittérature est à tort ou à raison une sorte de réaction à certaines formes, parmi les plus accentuées, de la littérature. Elle se présente comme un contre-feu, une compensation à l’extrémisme littéraire, l’ennemie de la préciosité ou de l’hermétismeNote296. .
La première partie de la définition est très contestable par ce qu’elle révèle de stigmatisation de l’objet paralittéraire, comme le souligne Jacques Migozzi dans Boulevards du populaire :
Bel exemple, limpide, d’un credo institutionnel – pièce maîtresse du système des valeurs imposé par le circuit de production restreinte aux acteurs du champ littéraire – selon lequel la vraie Littérature serait à elle-même sa propre finalité, l’écriture devenant un absolu et l’innovation une éthique autant qu’une esthétiqueNote297. .
Elle est contestable en tout cas lorsqu’on y confronte le roman noir, nous y reviendrons. La seconde citation est néanmoins très intéressante pour interroger ce genre dans ses développements les plus contemporains. En effet, il contient alors une contradiction : être un genre littéraire légitime, sans stigmatisation, sans ghettoïsation paralittéraire – on rejette alors violemment le « para », qui signifie « à côté » –, et revendiquer l’opposition aux pratiques romanesques jugées non plus hermétiques en cette fin de 20ème siècle, mais nombrilistes et minimalistes – et le « para » qui signifie « contre » n’est pas alors totalement rejeté... Nous développerons ces aspects dans la deuxième partie de cette étude. Retenons pour le moment que nous emploierons le terme de paralittérature, au sens où l’entend Daniel Couégnas lorsqu’il propose son « modèle paralittéraire » :
Ainsi, une œuvre sera considérée comme tendant vers le modèle paralittéraire lorsqu’elle présentera tout ou partie des traits suivants :
1. Un péritexte éditorial établissant sans équivoque, par le biais d’un certain nombre de signaux matériels (présentation, couverture illustrée, appartenance à une collection, etc.) et textuels (titres), un véritable contrat de lecture dans le cadre d’un sous-genre romanesque immédiatement repérable (roman d’aventures, « polar », roman sentimental, etc.).
2. Une tendance à la reprise inlassable des mêmes procédés (types de lieux, de décors, de milieux, de situations dramatiques, de personnages…) sans aucune mise à distance ironique ou parodique susceptible d’amorcer la réflexion critique du lecteur.
3. Un maximum de procédés textuels tendant à produire l’illusion référentielle, donc à abolir la conscience de l’acte de lecture, à gommer la perception de la médiation langagière : notamment l’espace accordé au discours des personnages et le recours systématique aux clichés.
4. Le refus du dialogisme (Bakhtine). Un système « pansémique », redondant, marqué par la polarisation idéologique. Le lecteur est confiné dans un rôle de « reconnaissance » du sens.
5. La domination du narratif dans l’espace textuel, l’importance du code herméneutique et des effets de suspens qui induisent une lecture « tendue » (Jean-Yves Tadié) vers l’aval du récit.
6. Des personnages procédant d’une mimésis sommaire et réduits à des rôles allégoriques facilitant la lecture identificatoire et les effets de pathétiqueNote298. .
Les critiques de ce modèle ont été vivesNote299. , et il est vrai que le deuxième point, contesté en 1994 par Jean-Claude VareilleNote300. , notamment, ne saurait s’appliquer à la totalité du roman noir, pas plus qu’à l’ensemble de la littérature populaire. Reste que la question se poe : le roman noir français des années 90 est-il un genre paralittéraire ? Dans les années 70, Juliette Raabe analyse « le phénomène Série Noire »Note301. à partir d’un corpus des années 60 et observe cette ambivalence du genre, qui oscille entre littérature et paralittérature, voyant malgré tout dans la présentation, les prix et points de vente, les tirages du roman noir, les indices de son déclassement. Néanmoins, ce point de vue est déjà ancien, et aujourd’hui, les critiques s’accordent pour reconnaître que le roman policier dans son ensemble a accédé depuis quelques décennies à la légitimation. D’ailleurs, il serait, quasiment depuis ses origines, un genre « moyen », pas totalement déclassé, comme le résume Yves Reuter :
[Le roman policier] se trouve tendanciellement moins déplacé vers la littérature de grande consommation mais en conservant une position intermédiaire, moins dévalorisée que d’autres genres. (…) Ce phénomène général se double d’un phénomène de reconnaissance accrue en France depuis la fin de la Seconde Guerre mondialeNote302. .
Jacques Dubois concède que « par toute son évolution, le genre policier s’est instauré en avant-garde de l’ensemble des littératures triviales ou non légitimesNote303. », mais il précise que le genre est malgré tout « barré d’accès à la sphère légitime », que les romans policiers tendent vers un reclassement symbolique, « sans accéder pour autant à une légitimité de laquelle les écarte, comme à tout jamais, leur marque originelleNote304. . » La marque originelle que Jacques Dubois évoque ici, c’est l’enracinement dans la culture populaire du 19ème siècle :
Au vrai, la littérature légitime n’est pas exactement le terrain adéquat au déploiement d’un genre qui va bientôt se définir par un double critère, la référence à une pratique sociale instituée (l’enquête de police) et la reproduction sérielleNote305. .
Marty Laforest s’intéresse quant à lui au roman noir dans un article de 1992, et souligne que, d’un point de vue textuel et éditorial, « l’opposition entre le blanc et le noir se fait de plus en plus floue », tout en ajoutant qu’il serait abusif de prétendre que « le roman noir est en voie d’assimilation dans la littérature tout courtNote306. . » Qu’en est-il du genre tel qu’il est représenté par notre corpus ?
Les conditions de production du roman noir pendant cette décennie sont-elles comparables aux usages qui se sont institués au 19ème siècle et qui ont perduré jusque dans la deuxième moitié du 20ème siècle ? Lorsque nos analyses réclameront des données chiffrées, nous nous appuierons essentiellement sur le cas de trois maisons d’édition : Gallimard (pour La Noire, Série Noire et Folio), Rivages (pour Rivages/Noir et Rivages/Thriller), Baleine (pour Le Poulpe, Instantanés de polar). Outre que nous avons pu recueillir auprès de leurs directeurs de collection certaines données chiffrées, ces trois maisons d’édition nous semblent particulièrement représentatives du genre dans les années 90 parce qu’elles sont consacrées prioritairement au roman noir, et ont une visibilité médiatique et commerciale plus grande que les autres. En outre, elles sont largement représentées dans le corpus, puisque Gallimard, avec La Noire et Série Noire, totalise vingt-sept titres, Rivages vingt-neuf, et Baleine onzeNote307. .
Le concept de sérialité est pour Paul Bleton essentiel pour cerner la paralittérature :
Pour accéder au seuil de rentabilité, l’éditeur devait notablement augmenter le nombre de titres publiés par rapport à celui de ses collègues spécialisés dans l’édition belles-lettres, régulariser son approvisionnement en manuscrits ; (…) il devait enfin créer une demande dans le lectorat cible, fidéliser ce dernier –pour lui faire absorber les grands tirages –(…)Note308. .
La sérialité est parfois assimilée aux modes de production de masse de la littérature, supposant une régularité des parutions. Elle est également générique, puisque les exigences en matière de codes textuels d’un genre, en termes de personnel, de structures, de motifs, de fabulae, constituent à eux seuls un principe de sérialité ; cet aspect de la sérialité existe bel et bien dans le roman noir, la collection fondatrice, la Série Noire, ayant créé un effet de série par l’homogénéité de sa production initiale (il y avait un ton « Série Noire », notamment par les traductions). Dans le corpus, c’est avant tout la sérialité reposant sur le principe du héros récurrent qui apparaît ; c’est pourquoi nous étudierons uniquement ce qu’il en est de l’utilisation de la série construite autour d’un personnage récurrent.
La série est un principe toujours mis en œuvre par le roman noir dans les années 1990-2000. On distinguera deux cas de figure. Dans un premier cas, la série est totalement identifiée à une collection. Fleuve Noir a été familier de ce procédé dans ses glorieuses années, consacrant des collections à un héros récurrent. Entre 1990 et 2000, un éditeur va reprendre ce principe, Baleine. La collection du Poulpe est en effet construite autour de Gabriel Lecouvreur, à l’instar d’un SAS ou d’un San Antonio. Rappelons qu’il s’agit à la fois d’une série et d’une collection créées en 1995, qui ont pour principe d’être organisées autour d’un héros récurrent, Gabriel Lecouvreur dit Le Poulpe, chaque volume étant écrit par un auteur différentNote309. . La série revendique explicitement son caractère de « roman populaire », même si l’on ne sait pas très bien, à lire la bible de la série, ce que ce terme recouvre ici : « c’est une collection de romans noirs populaires. » Toujours dans la bible, on lit : « À nouveau, le roman populaire ne sera pas honteux à lire, puisque la qualité première sera, bien sûr, la qualité d’écriture. » Il faut prendre en compte l’une des motivations de la série du Poulpe, née de l’imagination de Jean-Bernard Pouy, Patrick Raynal, Serge Quadruppani et Didier Daeninckx. Il s’agissait, expliquent-ils, d’offrir au public le double inversé de la série SAS, l’une des dernières séries populaires (par le nombre de ses ventes, et la nature de ses points de vente, dixit Pouy), avec un héros engagé politiquement contre les extrémismes (le Front National est la première cible du Poulpe). Ce point figure d’ailleurs dans le texte de cadrage : « Le Poulpe est grosso modo libertaire (au contraire des SAS, Exécuteur, Exécutrice ou autre), du moins progressiste, anti-fasciste. » La volonté est donc de créer une série populaire et d’offrir un contrepoids à la nuisance idéologique et esthétique supposée des SAS. De la même façon, une série sera créée autour de Cheryl, la petite amie de Gabriel Lecouvreur : selon Antoine de Kerverseau, ce personnage restait en arrière-plan dans les volumes du Poulpe, d’où l’idée de lui consacrer une série, et dans un premier temps, une collection à part entière. En 2000, enfin, Antoine de Kerverseau crée la série et la collection Pierre de Gondol, personnage de libraire officiant dans la plus petite librairie de Paris, auquel on confie des enquêtes un peu particulières :
Car ses commanditaires (en général des clients, mais aussi des amis) lui demandent de retrouver des personnes disparues, d’expliquer des meurtres ou autres actes monstrueux, de remettre la main sur des objets volés ou manquants… disparitions, meurtres ou vols repérés dans des livres. Et c’est dans d’autres livres (essais, romans, nouvelles, poésies, articles…) que Pierre de Gondol va enquêter, et peut-être proposer une solutionNote310. .
Dans toutes ces séries, l’auteur doit se soumettre aux contraintes définies par la bible, mais avec une particularité : à chaque volume de chacune de ces collections, l’auteur change.
Dans un second cas de figure, la série, toujours organisée autour d’un héros récurrent, prend place dans une collection, sans lui être identifiée. Ainsi, François Thomazeau écrit la série des Schram et Guigou, d’abord publiée en Librio Noir, puis à L’Ecailler du Sud. Jean-Claude Izzo a construit sa trilogie marseillaise (mais peut-on parler de série dans le cas d’une trilogie ?) autour du personnage de Fabio Montale dans la Série Noire, tandis que Fred Vargas utilise le principe du héros récurrent dans ses romans, qu’il s’agisse de Jean-Baptiste Adamsberg ou des trois évangélistes, dans la collection « Chemins nocturnes ». Le paratexte de ces séries met-il en avant le caractère sériel ? Traditionnellement en effet, la sérialité s’affiche aussi clairement que possible sur le paratexte, car c’est un argument de vente et de fidélisation du lecteur, comme le rappelle Paul Bleton :
C’est en couverture que s’affiche le plus spectaculairement cette sérialisation au principe de la production de toute paralittérature : invention et convention de l’esthétique illustrative, mention verbo-iconique de son appartenance à plusieurs séries éventuelles (œuvres du signataire, aventures du héros, variation du genre, numéros dans la collection)Note311. .
Ce n’est pas évident pour le roman noir des années 1990-2000. Dans le corpus, on repère quatorze séries : Jean-Noël Blanc pour deux volumes des enquêtes « sportives » menées par le commandant Tavernier ; Gilles Del Pappas pour deux volumes des aventures de Constantin le Grec (mais on sait qu’il en a publié bien davantage) ; Pascal Dessaint pour les trois « Emile », du nom de son personnage ; Jean-Claude Izzo pour la trilogie marseillaise de Fabio Montale ; Yasmina Khadra et les deux premières enquêtes du commissaire Llob ; Thierry Jonquet pour les deux enquêtes de la juge Nadia Lintz et du lieutenant Rovère ; Dominique Manotti pour les trois enquêtes de l’équipe du commissaire Daquin ; Chantal Pelletier pour le personnage de Maurice Laice, policier, qui apparaît sur cette période dans deux volumes ; Daniel Pennac pour la suite des aventures de Malaussène, dans deux romans ; Romain Slocombe pour la première des pérégrinations japonaises de Gilbert Woodbrooke ; Philippe Thirault pour un volume de la saga Harvey ; François Thomazeau pour ses atypiques Schram et Guigou, « justiciers rmistes », dans deux de leurs aventures ; Fred Vargas pour les enquêtes de Jean-Baptiste Adamsberg (à deux reprises) ou les recherches méticuleuses des trois évangélistes flanqués tantôt du vieux Vandoosler, tantôt de Kehweiler (trois romans). Il faut ajouter à cela la Série du Poulpe. Sans compter cette dernière et son principe atypique « un volume = un auteur toujours différent », cela signifie que treize auteurs se sont adonnés à la pratique de la série, dans trente volumesNote312. , ce qui est assez peu, lorsqu’on considère que soixante-neuf auteurs composent le corpus restreint.
D’autres éléments confirment que le roman noir des années 90 exploite modérément le principe de la série. Tout d’abord, les séries entreprises par les auteurs sont, pour autant qu’on puisse le déterminer avec certitude s’agissant d’auteurs vivants et productifsNote313. , des séries brèves. Ainsi, Pascal Dessaint estime en avoir fini avec le personnage d’Emile, tout comme Dominique Manotti avec Daquin ou Thierry Jonquet avec le duo Lindz/Rovère. Certaines entreprises s’avouent clairement comme des trilogies : ainsi de la série Emile, mais aussi de la série des Fabio Montale, le personnage mourant à la fin de Solea, ou la saga Harvey. En outre, la série ne répond pas à une bible stricte et immuable. Fred Vargas renouvelle les aventures de ses personnages en infléchissant toujours sérieusement leur univers, loin de toute bible, et tous les auteurs se refusent à des rythmes de parution soutenus. La série s’oppose en fait à tout stakhanovisme, même lorsque les auteurs sont prolixes, comme Gilles Del Pappas ou Fred Vargas. Surtout, le paratexte affiche peu les indices de sérialité, comme nous le verrons avec l’étude du paratexte. Pour tous ces auteurs, la série n’est pas un principe de contrainte forte. On peut hasarder une hypothèse quant à cet usage modéré d’une sérialité restreinte : elle est assimilée à la littérature populaire et aux usages les plus mercantiles de la littérature déclassée, elle contrevient à l’originalité créatrice des auteurs. En bref, la série n’est guère compatible avec la quête de légitimité du roman noir, et ce n’est pas une coïncidence si l’éditeur qui se livre sans aucune retenue à la sérialité est aussi celui qui revendique une production populaire, Antoine de Kerverseau pour Baleine. Mais la sérialité n’est pas le seul facteur de contrainte pour l’auteur, réputé asservi aux commandes de l’éditeur et aux exigences du public dans les genres déclassés, quand il n’est pas purement et simplement évacué. Qu’en est-il pour les auteurs de roman noir ?
En effet, la paralittérature est traditionnellement un espace réglé par de fortes contraintes, liant l’auteur à son éditeur. Ce dernier prescrit, ordonne, et l’auteur obtempère, comme le rappelle Jacques Migozzi :
Le texte populaire répond à une commande éditoriale ou à tout le moins dépend des directives, quand ce n’est pas des diktats, de l’instance rémunératrice. Cette vassalité est particulièrement repérable dans la rédaction même des contrats, qui assignent à l’écrivain une position de plumitif aux ordres, souvent dépossédé de la priorité symbolique et matérielle sur le fruit de son esprit et de son imaginationNote314. .
Si le système s’est en partie affaibli depuis le 19ème siècle, il perdureNote315. , et le roman noir n’y échappe pas. Il n’a pas été possible d’accéder aux contrats liant auteurs et éditeurs de roman noir, mais l’on peut imaginer que ces contrats sont assez proches de ceux qui existent dans l’ensemble du monde de l’éditionNote316. . En revanche, un certain nombre de contraintes matérielles et génériques ou textuelles pèsent sur les auteurs, mais dans une moindre mesure. La Série Noire, pendant les premières décennies de son existence, existe sous deux formats, correspondant à deux types d’imprimerie : le 184 pages, et le 256 pages. Tout texte publié dans la collection doit « rentrer dans ces cases », être fabriqué en conséquenceNote317. . « Fabriqué » est bien le terme qui convient, si on en juge par le mépris que la famille Gallimard elle-même affiche à l’égard de la collection maison. Dans les années 1990, et notamment avec l’arrivée de Patrick Raynal en 1992, c’en est fini de ces contraintes. Pour autant que les techniques d’imprimerie le permettent, on publie le texte à sa longueur, et c’est l’éditeur qui s’adapte aux exigences créatrices de l’auteur. Un tour de force sera réalisé par la Série Noire avec Les Racines du Mal de Maurice G. Dantec et ses 636 pages. Les textes publiés par la collection entre 1990 et 2000 sont de longueur très variable, entre une centaine de pages et plus de six cents. Le constat est le même chez Rivages, qui publie indifféremment textes courts et textes (très) longs. En revanche, les collections de Baleine, à l’exception sans doute d’Instantanés de polar, sont formatées. La plupart sont identifiées à des séries, dont la « bible » conseille un nombre de signes, généralement pas plus de 250 000, ce qui correspond à un roman court. Notons qu’il ne s’agit pas là de contrats liant auteurs et éditeurs, mais de recommandations ; il n’empêche que faute de les respecter, l’auteur ne sera pas accueilli dans la collection. Les contraintes matérielles sont donc peu fréquentes, ou liées à la sérialité (Baleine). En revanche, l’éditeur reste un prescripteur dans le roman noir en ce qui concerne le contenu, ce qui fait penser à certaines pratiques de mise au 19ème siècle, comme le rappelle Jacques Migozzi :
L’éditeur, soucieux d’ajuster optimalement son offre aux circuits de diffusion et aux attentes du public, (…) sollicite [l’auteur] et le stimule aussi sur le plan générique pour centrer sa production ou au contraire la diversifier (…)Note318. .
Baleine, qui affectionne le principe de la série, multiplie ainsi les « bibles » de collections et de séries, lesquelles prodiguent consignes d’écriture et exigences narratives aux auteurs. Pourtant, l’éditeur se refuse à adopter un discours prescriptif trop rigide. L’exemple du Poulpe est intéressantNote319. . En effet, le texte de cadrage de la collection, rédigé par Jean-Bernard Pouy, directeur de collection, et par Antoine de Kerverseau, fondateur de Baleine, ne se veut surtout pas un « moule rigide », mais une proposition de « points de rendez-vous » « pour donner une cohésion à l’ensemble des romans ». La série est néanmoins « formatée », on l’a vu, avec une longueur clairement indiquée, d’« environ 140/150 feuillets, en gros 250 000 signes » ; il est demandé de « prévoir un titre rigolo, genre jeu de mots, (sinon on en trouvera un) ». Le document ne se contente pas de décrire les attributs physiques, psychologiques, comportementaux du personnage, ainsi que les éléments de son entourage et de son histoire ; il impose des « obligations de construction », qui rappellent les notions de « fabulae préfabriquées, de scénarios motifs, de scénarios situationnels ou de topoïNote320. » fondant l’itération des genres paralittéraires. Elles concernent ici le début et la fin des volumes du Poulpe :
Les deux premières « séquences » seront, en gros, presque toujours identiques :
-la première scène sera l’annonce du « sujet » traité.
C’est le drame (ou l’affaire) sur laquelle [sic] LE POULPE va travailler.
C’est une scène (forte, bien sûr) qui se déroule en dehors de lui.
-la deuxième scène découle de la première.
Gabriel, comme tous les matins, boit son café (ou déjeune) dans son café préféré « Au Pied de Porc à la Sainte Scolasse », lit des faits divers et en discute.
Il s’engueule souvent avec Gérard (en gros 60) (échalas ventru, moustachu et fort en gueule) le patron, (originaire de Sainte Scolasse, près d’Alençon) du bar, à propos justement de ces faits divers sur lesquels ils ont toujours des versions et explications différentes.
C’est pour cette raison, que, toujours mouché par la grande gueule de Gérard, il décide d’y aller voir de plus près.
La scène finale peut être réservée à une discussion avec Gérard (ou clients), au bar-café, où, même révélant certains dessous de l’affaire traitée, on le croira jamais.
Tous ces « rendez-vous » et ces « obligations » sont uniquement là pour établir un lien entre les auteurs, pour permettre une unité.
Elles suffiront pour reconnaître, à chaque fois, le personnage.
La collection, se réclamant de la littérature populaire, correspond à des usages paralittéraires mis en place au 19ème siècle. Le directeur de collection et l’éditeur sont les prescripteurs, et la marge de manœuvre et l’intention créatrice de l’auteur, si elles existent bel et bien, sont soumises à un certain nombre d’exigences textuelles. De manière plus informelle, l’éditeur peut passer une commande à un auteur, ou impulser un projet romanesque. Ainsi, nombre d’auteurs arrivent à l’écriture de romans noirs et à l’édition dans des collections noires par le hasard des rencontres avec des auteurs et des éditeurs. Mouloud Akkouche a écrit et publié à la Série Noire son premier roman noir, Causse toujours, volume du Poulpe, après avoir rencontré dans un train Jean-Bernard Pouy, qui l’a introduit auprès de Patrick Raynal. Le cas de Mouloud Akkouche n’est qu’un exemple parmi d’autres, et bien sûr, il s’agit là d’une commande informelle et amicale. En cela les usages diffèrent de ceux du 19ème siècle, où l’auteur est quasiment un employé à la solde de l’éditeur. Pour certains auteurs du corpus, tout part de l’envie d’écrire, mais sans souci des carcans génériques et éditoriaux ; ensuite vient le roman noir, souvent par volonté de se conformer aux attentes d’un éditeur ou d’un directeur de collectionNote321. .
Ainsi, la figure de l’Auteur n’est pas mise en péril comme elle peut l’être au 19ème siècle, mais elle reste symboliquement moins valorisée que dans la littérature blanche. Il faut à ce titre distinguer deux phénomènes, ou deux niveaux. La figure de l’Auteur existe bel et bien. Juridiquement cela ne fait aucun doute, et pour autant qu’on le sache, les contrats qui lient auteurs et éditeurs ne sont pas fondamentalement différents dans les collections noires et les collections blanches. Les auteurs assument leur identité de producteur paralittéraire, et l’on ne connaît aucun volume publié anonymement. Le pseudonymat est certes utilisé, mais la plupart du temps, il ne correspond pas à la recherche d’un effet. Quelles qu’en soient les raisons, le nom choisi n’a rien de différent d’un nom véritable. Il arrive – rarement – que le pseudonyme sanctionne la rupture entre deux activités artistiques. Il en va ainsi de Jean Vautrin, nom de plume noire de Jean Hermann, qui signe en revanche de son vrai nom ses activités cinématographiques. Un cas remarquable est également celui de Yasmina Khadra, auteur algérien qui a choisi un pseudonyme (féminin) afin de se protéger de pressions ou de représailles du pouvoir algérien. Les femmes choisissent souvent un pseudonyme androgyne, et, sans faire mystère de leur identité sexuelle, aiment à brouiller les pistes, au moins à leurs débuts, lorsque leur notoriété est faible. C’est le cas de Dominique Manotti, Claude Amoz, Fred Vargas. Mais ces usages ne diffèrent en rien, du moins peut-on le penser, d’usages en vigueur dans l’ensemble de la littérature. Il ne semble pas que le choix du pseudonyme corresponde à une volonté de masquer son identité lorsqu’on s’adonne au mauvais genre du roman noir. Volonté de séparer deux modes d’expression artistique, nécessité de se protéger, refus de mettre en avant un soi-disant caractère féminin de son écriture pour les femmes, tels sont quelques motifs du pseudonymat. C’est d’ailleurs une pratique assez peu répandue, puisque sur les soixante-neuf auteurs de notre corpus, quatorze seulement font usage d’un pseudonymeNote322. . La pratique la plus répandue est donc celle de l’onymat, c’est-à-dire que l’auteur signe de son nom d’état civilNote323. , comme dans la littérature générale. Elle permet, selon Daniel Couégnas, de se faire un nom, une « identité littéraireNote324. ». De fait, le nom de l’auteur figure en bonne place sur les couvertures des romans, et l’on achète sur la foi du nom de l’auteur, comme en atteste l’étude de Vincent Edin au sein de la Série NoireNote325. .
Néanmoins, les choses sont plus complexes qu’elles n’en ont l’air : l’effet collection est fort, et il est lié à la sérialité. Lionel Besnier, actuel directeur de Folio Policier et libraire, témoigne que très souvent, en librairie, les clients demandent à voir les dernières Série Noire, et non les romans d’un auteur précis. L’auteur s’éclipserait-il derrière la collection ? Il se met au service de la série, en tout cas. Là encore, on retrouve un principe fondamental de la littérature en régime médiatique, souligné par Jacques Migozzi :
L’identité du producteur textuel et la singularité du texte s’effacent en effet, aux yeux d’un lecteur – faut-il le qualifier d’oublieux et d’ingrat ? – derrière les fondements du « contrat de lecture » paralittéraire : la collection, la série, le genre, le héros récurrentNote326. .
L’auteur est particulièrement menacé lorsqu’il est dévoré par sa créature. C’est frappant pour le Poulpe et d’autres collections de chez Baleine, où la sérialité éclipse presque l’auteur, qui change à chaque volume. Cette collection a d’ailleurs fait place à des expériences d’écriture collective : Le Poulpe au lycée a été publié en 2000. Mais le phénomène existe aussi pour des séries ou cycles courts, comme la trilogie marseillaise de Jean-Claude Izzo. Dès le second volume, après l’impact fort et le succès de Total Khéops, Chourmo est vendu avec un bandeau indiquant « L’après Total Khéops ». Le phénomène est moins marqué pour les auteurs français que pour les auteurs étrangers, en particulier anglo-saxons, mais il est en partie vrai. On voit toute l’ambiguïté du statut de l’Auteur de roman noir, sur lequel nous reviendrons, analysant le point de vue, cette fois, des principaux intéressés. Ce statut traduit assez la position moyenne du genre dans le champ, entre littérature populaire et littérature légitime, entre contraintes éditoriales et postures d’auteur.
Qu’en est-il des stratégies de publication (formats, rythmes, tirages, ventes) et de diffusion des collections de romans noirs ? Les pratiques sont-elles identiques à celles du roman populaire de la glorieuse époque, ou même seulement de la Série Noire de l’après-guerre ? On parle en effet de roman de gare à propos de ces volumes – comme pour l’ensemble de la littérature policière. Vite produits, vite lus, vite oubliés, tels seraient les romans noirs. La réalité est bien plus complexe, si on examine les usages éditoriaux. Les petits formats sont au 19ème siècle l’apanage de la littérature populaire, Gérard Genette nous le rappelle :
Au début du 19ème siècle, (…) la différence de dignité passait entre les in-8 pour la littérature sérieuse et les in-12 pour les éditions bon marché réservées à la littérature populaire : on sait que Stendhal parlait avec mépris des « petits romans in-12 pour femmes de chambre ».Note327.
Il souligne tout de même que dès cette époque, les œuvres d’abord publiées en grand format peuvent être rééditées en petit format ; c’est alors un signe de consécration, symbolique ou comptable, car sont ainsi réédités les titres qui se sont bien vendus. L’opposition entre les actuels grands formats et les formats de poche est identique. La publication d’inédits en format de poche reste un signe d’identité paralittéraire. Dans notre corpus, on ne trouve pas moins de quatorze collections de poche publiant des inédits. Seules trois collections peuvent être clairement identifiées comme des collections grand format, dont les titres sont ensuite systématiquement repris en collection de poche : Seuil Policier, La Noire, et Rivages/ThrillerNote328. . Deux collections peuvent ensuite être qualifiées d’intermédiaires : la collection « Roman noir » de L’Atalante, avec des livres de format 13 x 18, et « Chemins nocturnes », de Viviane Hamy, de format 13 x 20Note329. . Néanmoins, elles se rapprochent du grand format puisque certains romans de Stéphanie Benson ont été rachetés par Folio Policier, et ceux de Fred Vargas par J’ai Lu Policier. Cette opposition n’est pas indifférente, ni pour les lecteurs, ni pour les auteurs, comme l’ont montré des historiens du livre. Roger Chartier évoque ainsi dans Au bord de la falaiseNote330. les théories de D.F. Mackenzie sur les effets de formes, « forms effect meaning ». La matérialité du texte, ici sous forme de livre, est essentielle, et relève des « structures propres qui jouent un rôle important dans le processus de production du sens. » Roger Chartier souligne que :
le format du livre, les dispositions de la mise en page, les modes de découpage du texte, les conventions typographiques sont investis d’une « fonction expressive » et portent la construction de la signification. Organisés par une intention, celle de l’auteur ou de l’éditeur, ces dispositifs formels visent à contraindre la réception, à contrôler l’interprétation, à qualifier le texteNote331. .
En France, les grandes collections de romans noirs des « origines » sont des collections de poche. La Série Noire comme les collections de chez Fleuve Noir sont des livres de poche, à la valeur symbolique moindre. Les collections grand format apparaissent massivement dans les années 80 et 90. Comme dans la littérature générale, grand format et format de poche s’opposent, à ceci près que les collections de poche, on l’a dit, continuent de publier des inédits, à commencer par la collection fondatrice du genre en France, la Série Noire.
Cette opposition, qui contribue à renforcer l’idée d’une moindre valeur des produits directement publiés en poche, ne laisse pas indifférents les auteurs. Bien sûr, l’opposition est aussi économique, car les romanciers touchent un pourcentage plus élevé sur les grands formats. Toutefois, ce n’est pas qu’une question de rémunération, comme en témoigne Jeanne Guyon, assistante de François Guérif :
Les auteurs français ont vocation d’être publiés directement en Rivages/Noir. Mais il est assez fréquent que les titres français soient publiés en grand format ; c’est lié à des raisons qu’on pourrait qualifier de psychologiques, certains auteurs estimant à tort qu’une publication en grand format est plus noble, plus valorisanteNote332. .
Antoine de Kerverseau, fondateur de Baleine, signale l’effet-poche, selon lui néfaste :
Trop de collections [chez Baleine] ont été publiées dans un format poche, ce qui est une manière de rabaisser symboliquement les œuvres. Un titre publié en grand format est toujours mieux perçu.
Il souligne toutefois, comme Gérard Genette, que ce qui vaut pour les premières publications ne vaut pas pour les rééditions :
À cet égard, il est significatif de constater que certains titres cédés à Folio ont vu leurs ventes décoller de manière significative, la bonne image de marque de Folio bénéficiant in fine à des titres qui passaient quasiment inaperçus auprès du public quand ils étaient publiés chez BaleineNote333. .
Le format poche est donc plus répandu, la valeur symbolique est moindre, alors même que l’objet n’est plus négligé par l’éditeur. En effet, le roman noir se conforme à l’évolution des collections paralittéraires observée par Daniel CouégnasNote334. . Depuis les années 70, les éditeurs proposent à leurs lecteurs des objets plus soignés, témoignant d’un réel souci esthétique, même si l’on retrouve au premier plan le souci de capter l’attention du lecteur potentiel. Le papier est également de meilleure qualité, excepté pour la Série Noire, qui, jusqu’à la fin des années 90, garde son papier grossier, façon « pulp ». L’exemple de Baleine montre toutefois les limites de cette revalorisation matérielle de l’objet ; le format poche, pour une première publication, conditionne la saisie de l’objet par le lecteur, lui faisant considérer l’œuvre comme une œuvre bon marché et dotée d’une valeur symbolique moindre. Cela confirme le constat de Roger Chartier :
L’imposition comme l’appropriation du sens d’un texte sont donc dépendantes de formes matérielles dont les modalités et les agencements, longtemps tenus pour insignifiants, délimitent les compréhensions voulues ou possiblesNote335. .
Les cadences de publication du roman noir ont quant à elles changé. On sait que l’on reprocha beaucoup à la Série Noire de trop publier, soupçonnant une collection au rythme effréné de mettre sur le marché des ouvrages bâclés. Sous la houlette de Marcel Duhamel, on était allé jusqu’à huit titres par mois. Aujourd’hui, la collection publie trente-six titres par an, soit trois par mois en moyenne (en réalité quatre, compte tenu des périodes creuses, comme l’été ou le mois de décembre). Rivages/Noir propose une trentaine de titres par an. Les rythmes sont variables chez Baleine, selon les collections : « Le Poulpe » a pu livrer jusqu’à dix titres par mois, mais se contente de deux volumes par mois à partir de 1999, date du rachat par Le Seuil ; « Instantanés de Polar » a un rythme très variable. Chez d’autres éditeurs – Zulma, Actes Sud (Babel Noir), Métailié, Le Serpent à PlumesNote336. – la production est bien moindre. Même Fleuve Noir, maison jadis connue pour son caractère prolifique, publie à un rythme peu élevé. La collection de poche (dite « Les Noirs » par commodité), créée en 1995, propose en effet dix-huit titres par anNote337. . Pour les collections phares du roman noir, la Série Noire et Rivages/Noir, la cadence de production est très soutenue, conformément aux usages en vigueur dans l’édition paralittéraire, où l’on propose un maximum de nouveautés au public. Il est difficile d’obtenir des éditeurs chiffres de tirage et surtout chiffres de vente, mais de l’avis de tous les auteurs et éditeurs interrogés, ils sont élevés. Le tirage minimum d’un volume de Rivages/Noir est de 5000 exemplaires, et un titre français est rentabilisé autour de 4000 exemplaires vendus. À la Série Noire, le tirage minimum est de 6000 exemplairesNote338. , et les chiffres de ventes minimum se situent autour de 4000 ou 5000 exemplaires. Pour la collection « Le Poulpe », chez Baleine, les ventes pour rentabiliser un titre sont de 3000 ou 4000 exemplaires, mais elles tournent plutôt autour de 6000 ou 8000 exemplaires ; « Instantanés de polar » a moins de succès que « Le Poulpe », avec des chiffres moindres : les ventes moyennes oscillent entre 1500 et 2000 exemplaires, ce qui reste tout à fait honorable, d’autant que les succès enregistrent entre 6000 et 10000 exemplaires vendusNote339. . Chacun des éditeurs ou directeurs de collection interrogés souligne que dans les collections de littérature générale, elles se situent plutôt autour de 500 exemplaires, en tout cas en ce qui concerne les jeunes auteurs. Autrement dit, le roman noir, même lorsqu’il met en avant de jeunes talents, se vend bien. Ce constat n’est pas valable que pour les formats poche, car les grands formats s’écoulent également très bien, même si les chiffres de tirage et de ventes sont moins élevés. Les très fortes ventes des grands formats sont liées au phénomène des best-sellersNote340. , ainsi qu’à la plus-value symbolique signalée plus haut.
Enfin, les circuits de diffusion, même s’ils se sont normalisés, ont leur importance, et le cas de Baleine est à ce titre éclairant. En effet, Baleine a d’abord bénéficié du réseau de distribution Harmonia Mundi (comme par exemple L’Ecailler du Sud) ; ce réseau s’est avéré pénalisant car il n’a pas permis à Baleine d’être diffusé dans le circuit de la grande distribution, pas plus que dans les Relay (ex-Relais H). Le rachat de Baleine par le Seuil, après le dépôt de bilan de 1998, aurait pu améliorer les choses, car le réseau de distribution du Seuil est plus puissant. Mais Antoine de Kerverseau fait un amer constat :
En réalité, les tentatives pour distribuer Baleine en hyper et supermarchés ont été un échec total : il semble que les ouvrages soient considérés comme trop intellectuels, pas assez populaires par le public. De même, avec Le Seuil, il y a eu une tentative pour amener Baleine dans les Relais H (aujourd’hui Relay), zone de distribution traditionnellement très filtrée. Mais le choix des titres proposés en Relay a échappé à Baleine, et ce fut un mauvais choix, qui a débouché sur un échec : les Relay n’ont plus distribué BaleineNote341. .
Pour Baleine, tel est le paradoxe : les collections se veulent populaires, et ont un certain nombre d’attributs (paratextuels et éditoriaux) paralittéraires ; pourtant, les circuits de distribution n’ont jamais été totalement ceux de la littérature populaire, et toutes les tentatives pour aller en ce sens ont échoué. Rivages bénéficie en revanche du circuit de distribution du Seuil, et est présent dans la grande distribution, tandis que Gallimard l’est – presque– partoutNote342. .
En dépit de quelques ambiguïtés (dans la distribution notamment), le roman noir correspond donc, par ses conditions de production et de diffusion, à l’idealtype du modèle paralittéraire. Comment l’objet-livre « roman noir » se construit-il comme objet clairement identifiable ?
Répondre à la question « Le roman noir est-il un genre paralittéraire ? » appelle également une étude de l’objet-livre, des éléments de présentation du texte qui ont pour fonction, comme le rappelle Gérard Genette, de « le rendre présent, [d’]assurer sa présence au monde, sa « réception » et sa consommation (…)Note343. ». À la suite de Daniel Couégnas, et pour notre corpus, nous allons « montrer en quoi objets-livres « populaires » et objets-livres de littérature « générale » en sont venus à s’opposer à différents égardsNote344. », notamment à l’aune de la sérialité à l’œuvre dans les genres paralittéraires. Cette sérialité n’est pas nécessairement attachée au principe de la série (construite autour d’un héros récurrent), il peut s’agir de sérialité générique, par laquelle un objet-livre affiche des signes d’appartenance générique codifiés.Il s’agit donc ici d’étudier ce que Gérard Genette appelle le péritexteNote345. éditorial :
Toute cette zone du péritexte qui se trouve sous la responsabilité directe et principale (mais non exclusive) de l’éditeur, ou peut-être, plus abstraitement mais plus exactement, de l’édition, c’est-à-dire du fait qu’un livre est édité, et éventuellement réédité, et proposé au public sous une ou plusieurs présentations plus ou moins diversesNote346. .
L’un des premiers critères d’opposition est la collection. Les collections permettent de rendre visibles et identifiables des livres considérés comme des marchandises ; de ce fait, la collection est très largement un indice de déclassement, d’appartenance à la littérature des mauvais genres. Daniel Couégnas rappelle que la collection n’est aujourd’hui pas l’apanage exclusif des genres paralittéraires, mais que « collections littéraires et paralittéraires s’opposent essentiellement suivant le critère de la sobriété de présentation. » Il confronte d’ailleurs la blancheur des collections « intellectuelles », légitimes comme Le Seuil, Minuit, à « la couverture provocante de la Série NoireNote347. ». Comme l’indique Gérard Genette dans Seuils, « un simple choix de couleur pour le papier de couverture peut à lui seul indiquer, et très puissamment, un type de livresNote348. . » Qu’en est-il dans les années 90 ? Nous n’étudierons ici que les collections spécialisées dans le roman policier ou le roman noir, susceptibles d’offrir les caractéristiques d’une identité péritextuelle paralittéraire, soit au total vingt-six collections différentes, appartenant à dix-huit maisons d’éditionNote349. . Signalons que nous ne nous livrerons pas à une étude exhaustive des collections et couvertures de notre corpus, faute d’avoir toutes les éditions à notre disposition (éditions originales et rééditions). Par ailleurs, il ne s’agit pas ici de mener un travail d’analyse sémiologique du paratexte, mais de dégager des tendances. Deux éditeurs appellent un traitement singulier, après quoi nous opèrerons des regroupements. Notons d’emblée que conformément aux règles de simplicité et de lisibilité maximale qui prévalent dans le domaine de la paralittérature, les collections des années 90 vont volontiers construire leur identité péritextuelle autour de la couleur noire ou du mot « noir » dans le nom de collection. Daniel Couégnas avait analysé ce phénomène dans son Introduction à la paralittérature :
C’est d’ailleurs en recourant au vocabulaire de la couleur que, fréquemment, les noms des collections leur permettent de se démarquer par des connotations banales, aisément déchiffrables, en rapport avec la thématique abordée et/ou le public visé, mais aussi comme indicateurs différentiels visuels facilitant le repérage sur les rayonsNote350. .
Gallimard est l’un des plus gros éditeurs de littérature policière, et plus particulièrement de roman noir, Série Noire oblige. La Série Noire se distingue pendant cette décennie par une grande sobriété : fond noir, liseré extérieur blanc, lettres jaunes ; sur la quatrième de couverture, un prière d’insérer (extrait du roman, texte de présentation rédigé par l’éditeur ou l’auteur) et une photographie de l’auteur en noir et blanc. Néanmoins, la collection reste fidèle au principe du numéro de série, présent sur le dos de couverture, tout comme elle ne manque pas, en première page, de signaler les parutions du mois. Elle a renoncé à certains attributs paralittéraires qu’elle avait précédemment adoptés, au premier rang desquels l’illustration de couverture et la publicité de quatrième de couvertureNote351. . Il s’agit en fait d’un retour à la simplicité des débuts, la couverture rappelant la jaquette qui recouvrait les premiers volumesNote352. . Au total, en dépit de cette sobriété, la collection affiche et revendique le marquage générique (la couleur, le nom de la collection, bien sûr) et la sérialité (numéro de série, parutions du mois).
Folio connaît deux maquettes différentes dans la période qui nous préoccupe. La collection rassemblant les romans noirs, dans un premier temps, ne se différencie pas de Folio, ni par le nom, ni par la maquette, dont elle a le fond blanc, sans marque spécifique d’appartenance au genre policier ; le numéro figurant sur le dos de couverture est le numéro de parution dans la collection Folio. C’est l’illustration de couverture qui va établir le distinguo, en noir et blanc, avec une tache de rouge, symbolisant le sang. Cette illustration représente le plus souvent des femmes – ce n’est toutefois pas systématique –, et une situation de violence plus ou moins marquée. Ce sont des signes iconiques supposés rappeler les conventions du genre.
Ainsi, les titres noirs de la collection Folio se distinguent bien des titres de littérature générale. Pourtant, l’absence de marqueur dans le titre de la collection, le fond blanc vont permettre un double classement dans les rayons des librairies et des bibliothèques, tant ces titres se fondent dans la masse de la collection. Cela favorise l’intégration du noir dans la littérature générale. Cela devient impossible avec Folio Policier, créée en octobre 1998. On le voit au nom, un catalogue spécifique est créé – avec une (re)numérotation spécifique. La collection se distingue par une maquette très marquée génériquement, et dont la sobriété n’est pas la première caractéristique. En effet, le fond est coloré, les couleurs choisies vont du bleu au noir, en passant par le vert, le violet ou le brun. L’illustration de couverture est une photographie en couleursNote353. , retravaillée à l’aide de philtres colorés. Les sujets représentés sont divers, ils vont du portrait à la mise en scène évoquant plus ou moins le meurtre, en passant par la représentation de lieux créant eux aussi une atmosphère lugubre ou mortifère. Les couleurs sont vives, criardes, le plus souvent.
Le prière d’insérer n’a quant à lui pas changé, et se conforme à de pures exigences de captatio benevolentiae. Il consiste ainsi en un extrait du roman, ou en un court texte évoquant l’amorce de l’intrigue ou ses lignes de force, suivi en Folio Policier par quelques lignes sur l’auteur (biographie et bibliographies sommaires), et mentionnant les éventuels prix obtenus par le roman et/ou l’auteur.
Paradoxalement, au moment où le genre semble gagner en légitimité, la collection Folio revient, avec Folio Policier, à un marquage générique fort, volontairement provocateur dans le choix des illustrations de couverture. Cela n’est sans doute pas innocent : ayant gagné en légitimité, précisément, le genre tel qu’il est représenté par la collection n’a plus à se masquer et à atténuer les marques génériques, il peut au contraire les assumer et les afficher. Yvon Girard, directeur de la collection, dit que cette collection et sa maquette sont nées d’un constat :
Le public a besoin d’une segmentation, par thématiques ou par genres (…) Cette nouvelle maquette a eu un très fort impact, créant un effet de nouveauté chez les libraires. [Elle] désigne un ensemble cohérent, marqué ; elle met à la disposition d’un nouveau public (jeune) des titres qu’il redécouvreNote354. .
Néanmoins, l’affirmation d’une identité forte coïncide avec la création d’un catalogue et d’une collection spécifiques, distincts de Folio, ce qui condamne le genre et ses auteurs à la spécialisation dans les points de vente. Il n’est donc pas question cette fois de chercher Daeninckx en littérature généraleNote355. …
Un même cheminement semble avoir été celui de La Noire, collection benjamine de Gallimard, créée par Patrick Raynal en 1992. Celui-ci, nouvellement nommé à la tête de la Série Noire, est soucieux de créer une véritable collection grand format (14 x 21), accueillant des auteurs étrangers – entre autres – à des conditions économiques plus satisfaisantes, soucieux aussi d’imprimer ainsi sa marque à la maison d’édition par un acte fort. Il avoue avoir voulu provoquer, dans un premier temps, par une maquette irrévérencieuse envers la prestigieuse « blanche » de chez Gallimard, autrement dit la « non-collection », celle qui publie les auteurs de « vraie Littérature ». C’est pourquoi la maquette de La Noire est originellement un double inversé de la « blanche », sur fond noir, avec liseré rouge et blanc, lettres blanches et rouges. Néanmoins, Patrick Raynal le reconnaît, l’austérité quelque peu morbide de la collection ne la rendait pas très attrayante et constituait un frein pour les ventes.
Aussi a-t-il fallu passer à une maquette plus colorée, rétablissant le principe d’une illustration de couverture, – photo ou illustration – le genre « noir » étant représenté par le dos de couverture (noir)Note356. . S’agit-il d’un retour à une identité paralittéraire forte ? Pas si sûr, si l’on prend en compte le mouvement qui affecte partiellement la « blanche » au même moment. En effet, pour des raisons commerciales sans aucun doute, certains titres de la « blanche », peut-être sélectionnés pour leur potentiel commercial auprès d’un large public, ne se contentent plus d’un bandeau illustré (tel celui du dessinateur Lauzier pour la première édition de Saga de Tonino Benacquista – par ailleurs transfuge du noir) mais sont recouverts d’une jaquette illustrée, très proche des couvertures de La Noire. Le rapprochement est d’autant plus troublant que cette dernière privilégie des illustrations élégantes et n’affiche pas de numéros de série, contrairement à la Série Noire et à Folio. Il faut donc nuancer l’idée selon laquelle La Noire, adoptant l’illustration caractéristique des collections paralittéraires à l’époque contemporaine, reviendrait à une identité péritextuelle paralittéraire. Il semble qu’en réalité, les usages des collections générales en appellent aux codes de la paralittérature pour assurer de meilleures ventes, pour se distinguer sur les étals (surchargés) des libraires. Le même constat vaut d’ailleurs pour Folio Policier et La Noire : à l’heure où les collections policières fleurissent, il devient nécessaire de se démarquer, d’attirer l’œil du chaland, par des produits tape-à-l’œil – Folio policier – ou plus élégants – La Noire.
Une autre collection à l’identité péritextuelle forte est celle que François Guérif crée en 1986, Rivages/Noir. L’exigence est de se distinguer de la Série NoireNote357. , et de rompre avec les codes péritextuels en vigueur pour le roman noir. La maquette se compose, en première de couverture, d’une photographie : plus précisément, la couverture, conçue par Jacqueline Guiramand, est une photographie tirée au départ de films (souvent de série B) des années 50, en noir et blanc et colorisée au paint-box. Les images sont captées sur un écran de télévision, ce qui donne aux couvertures un effet de trame inédit, qui a fait l’identité de la collection. Dans un premier temps, les couvertures mettent en scène, très souvent, femmes fatales et bad guys, mais le panel d’images s’est rapidement élargi. Si l’effet de trame a été conservé, il est réalisé ensuite à partir de photographies d’artistes et de photo-reporters tout autant que d’images de filmsNote358. .
Quel que soit le choix, ces illustrations de couverture cherchent à créer une atmosphère, en convoquant les codes attachés à l’imagerie du genre, inspirée du film noir : ici, atmosphères urbaines évoquant la désolation, la solitude. Cela n’est pas systématique, et les représentations sont plus variées. Il s’agit donc de tendances, et non de statistiques.
Le prière d’insérer de la quatrième de couverture comporte selon les cas un ou plusieurs de ces éléments : texte d’amorce sur l’intrigue ou extrait de l’œuvre, commentaires sur le roman (sa place dans la production de l’auteur, ses caractéristiques narratives, génériques et stylistiques), présentation de l’auteur, extraits de critiques parues dans la presse, dans le cas d’une réédition.
Peu de signes paralittéraires sériels dans le paratexte de Rivages/Noir, sinon un numéro de série sur le dos de couverture, et des représentations génériques dans nombre d’illustrations de couverture. Rivages/Thriller, créée plus tardivement, ne se distingue pas fondamentalement de Rivages/Noir, puisque la collection, née en 1988, propose elle aussi une illustration de couverture photographique, mais sans l’effet de trame qui a conféré une identité si repérable à son homologue de poche. Le lettrage est par ailleurs directement inséré sur la photographie. Ce sont somme toute les seules différences notables pour cette collection grand format, qui publie des inédits, et dont la création a été motivée par des raisons économiques uniquement, sans que la ligne éditoriale diffère d’un pouce, contrairement à ce que pourrait laisser penser son nomNote359. .
Somme toute, Rivages/Noir cherche à se démarquer de l’esthétique « Série Noire », mais impose une identité paratextuelle fidèle aux codes visuels et cinématographiques du « noir ».
Un certain nombre de maisons d’édition et de collections reprennent les codes péritextuels du roman noir, à l’imitation de la Série Noire. Peuvent ainsi être regroupées les éditions Fleuve Noir (la collection de poche dite « Les Noirs »), « Quatre Bis » chez Zulma, « Chemins nocturnes » chez Viviane Hamy, « Misteri » chez Méditorial, L’Ecailler du Sud, « Babel Noir » chez Actes Sud, Librio Noir, Seuil Policier et Points Policiers, « Roman noir » chez L’Atalante, Métailié Noir, Le Livre de poche policier, ou J’ai Lu Policier. Les noms des maisons d’édition et des collections comportent souvent le sème [noir], ou le sème de l’obscurité. Ils peuvent convoquer plus largement les termes « policier » ou « mystère ». C’est le cas des collections qui accueillent l’ensemble des genres policiers, et non le seul roman noir, comme « Misteri », Seuil Policier ou Points Policier, ainsi que J’ai Lu Policier. De manière plus ou marquée, la couleur noire est utilisée en couverture (première, quatrième ou dos), comme marqueur générique. Mais on distinguera deux cas, selon que le noir est accompagné ou non d’une illustration.
Un premier ensemble de collections retient la couleur noire en dominante, sans illustration : la collection « Quatre Bis » de Zulma, qui accueille des romans noirs, ainsi que Fleuve Noir, qui s’est jadis distingué par des illustrations de couverture superbes et colorées, et qui s’en tient aujourd’hui au noir pour sa collection de poche, avec lettrage de couleur – variable – pour le titre de la collection et lettrage blanc pour le titre de l’œuvre, le nom de l’auteur et le prière d’insérer.
Un deuxième groupe de collections adopte le noir en dominante, mais avec une illustration de couverture, selon les cas en noir et blanc ou en couleurs. « Chemins nocturnes », chez Viviane Hamy, se caractérise par la sobriété d’un fond de couverture entièrement noir (lettrage blanc), et une illustration de couverture sous forme de photographie en noir et blanc, représentant des situations insolites, suggérant des atmosphères noires, urbaines, mortifères, ou des situations liées à la violence.
La collection « Babel Noir », chez Actes Sud, propose un bandeau noir au-dessus d’une photographie en noir et blanc (n’évoquant pas spécialement des situations rattachées à l’univers du roman noir), comportant une tache de couleur.
Les mêmes choix prévalent chez L’Ecailler du SudNote360. : un fond noir et gris en quatrième de couverture, une photographie en noir et blanc sur la première de couverture, activant largement les codes du genre (silhouettes féminines, mort, violence), et occupant tout l’espace. Très proche est la collection J’ai Lu Policier.
Le Seuil avec ses deux collections – la collection grand format « Policier » et la collection de poche « Points Policier » – se conforme à cette présentation : fond noir, photographie en noir et blanc ou en couleurs, le plus souvent retravaillée à l’aide de philtres ou du paint-box.
D’autres collections font le choix de l’illustration, et non de la photo, mais toujours en noir et blanc, comme Librio Noir ou L’Atalante « Roman noir ».
La couleur est utilisée de manière très variable, parfois en simple contrepoids au noir et blanc, et les gammes chromatiques sont différentes. Les couleurs peuvent être sombres, sourdes, comme chez Métailié Noir, où la dominante noire n’est pas remise en cause par les couleurs.
La collection grand format de chez Fleuve Noir, « Noirs », est plus colorée, et la gamme chromatique est plus vive. Sur le fond noir se détache une photographie aux couleurs retravaillées. Dans le cas de notre spécimen, le titre est commenté sur la couverture même. Peu de différences chez Méditorial et sa collection « Misteri », si ce n’est que la couverture est illustrée par un dessinateur.
Un autre groupe de collections se détache en partie ou totalement de l’identité paratextuelle noire. Chez « Serpent Noir », « Canaille / Revolver » et « Instantanés de polar », les noms de collections évoquent certes le genre, mais les couvertures (première, quatrième, dos) se libèrent largement des codes. Serpent Noir n’a pas de couleur définie comme marque de collection, mais une illustration de couverture, un fond uni sur l’ensemble de la couverture. Baleine fait des choix très proches pour les trois collections représentées dans le corpus : une illustration de couverture en couleurs, mais la couleur noire, marqueur générique, est néanmoins présente, selon les cas en dos de couverture ou en quatrième de couverture.
Les éditions Jigal affichent peu les marqueurs graphiques du genre. Néanmoins, les dos et quatrièmes de couvertures sont noirs, et la couleur jaune apparaît dans les deux cas (en couverture pour la collection grand format, sur le dos pour la collection de poche), ainsi que la mention « polar », qui ne semble pas être un nom de collection (puisque utilisé en grand format et en poche) mais une identification générique.
Enfin, Pocket Policier et Le Livre de Poche Policier font le choix de la couleur et de marqueurs génériques discrets, permettant ainsi un double classement dans les points de vente. Aucun nom de collection n’apparaît. En revanche, chez Pocket, en couverture (sous le titre) et au dos, un petit symbole –une spirale qui ressemble fort à une cible, en noir et jaune, signale l’appartenance générique du roman, tout comme les couleurs noire et jaune utilisées pour le bandeau de couverture où sont inscrits nom de l’auteur et titre de l’œuvre. Le jaune est en effet un marqueur générique de la littérature policière et noire, vraisemblablement à cause de la collection du Masque, dont les couvertures étaient entièrement jaunesNote361. . La Série Noire, à son origine, utilise également le jaune pour une partie du lettrage de la jaquette, ainsi que pour la couverture cartonnée, qui mêle le noir et le jaune. Les deux collections fondatrices de la littérature policière et noire en France semblent influencer aujourd’hui encore les choix de maquetteNote362. . Notre spécimen, Tropique du pervers de Virginie Brac, se distingue par un autre marqueur péritextuel éminemment paralittéraire : une publicité, en deuxième de couverture, pour un roman du même auteur publié en grand format.
Pour Le Livre de Poche, quelques indices graphiques comparables : sur la couverture, le nom de l’auteur sur fond noir, le titre de l’œuvre sur fond jaune, tout comme sur le dos de couverture, où l’on repère en outre un symbole, une panthère noire, comme marqueur générique.
Les collections, par leur nom, par leurs choix de couleurs, affichent donc les marques du genre, car le roman noir, comme le roman policier dans son ensemble, se doit d’être, selon Marc Lits, « un produit facilement identifiable par l’acheteur potentiel. » Marc Lits ajoute qu’il y a là toute l’ambiguïté du genre, pour lequel l’identification rapide, visuelle, est nécessaire, en même temps qu’elle souligne son caractère paralittéraire :
Couvertures, séries, titres isolent donc ce type de production des autres publications romanesques, mais en permettant aussi une identification plus rapideNote363. .
Les conditions de production et les collections l’ont bien montré. Toutefois, les titres de romans noirs sont-ils des indices génériques aussi forts que ceux du roman à énigme, objet d’étude de Marc Lits ?
Gérard Genette a montré avec Seuils (1987) quelle était l’importance du titre en tant qu’élément paratextuel. C’est donc logiquement de ses travaux, ainsi de ceux de Daniel Couégnas dans Introduction à la paralittérature (1992) et Fictions, Enigmes, Images (2001), que nous nous inspirerons pour mener l’étude des titres de nos corpus.
Dans un genre paralittéraire tel que le roman noir, considéré comme un genre destiné à se vendre avant toute autre considération, là où la littérature légitime serait désintéressée, le titre est un élément commercial de premier ordre, ce qui pose la question du destinateur : auteur ou éditeur ? Gérard Genette, parlant de la littérature légitime, estime « que la responsabilité du titre est toujours partagée entre l’auteur et l’éditeur ». La raison primordiale selon lui en est que « la position du titre et sa fonction sociale donnent à l’éditeur, en ce qui le concerne, des droits et des devoirs plus forts que sur le « corps » du texteNote364. ». On peut donc penser que le phénomène est vrai aussi, sinon accentué, pour le roman noir, « roman de gare » dont le titre (comme l’ensemble du péritexte) doit attirer l’œil du chaland et le séduire. Nous avons pu recueillir les témoignages de quelques écrivains à ce sujet. La responsabilité des titres est effectivement partagée, même si la création en revient le plus souvent à l’auteur. Frédérik Houdaer en témoigne et juge ce partage peu confortable. Il s’en explique à propos de ses romans L’Idiot n°2 et La Grande Erosion :
L’Idiot n°2 : le titre s’est imposé à moi avant même d’écrire la première ligne du roman. Mon éditeur (Serpent à Plumes) a voulu le conserver alors que j’étais rattrapé par quelques doutes juste avant sa sortie. J’avais raison de douter : le titre a (en partie) planté le bouquin (…).
La Grande érosion : (…) j’avais mon titre avant le premier chapitreNote365. .
Pour d’autres titres, parus ultérieurement, Frédérik Houdaer parle de modifications ou de titres entiers imposés par l’éditeur.
Dominique Manotti évoque à son tour les titres de ses romans :
Pour mon premier roman, Sombre sentier, j’avais un titre, pratiquement depuis le début de l’écriture, et ce titre était : Passage du Désir. Je n’avais pensé à ce roman que sous ce titre. Et c’est sous ce titre que je l’ai présenté aux éditeurs. Mais le titre était déjà pris, m’a dit mon éditeur. (Depuis, un nouveau roman est paru sous ce titre, ce qui m’a rendue très triste). Il fallait donc en trouver un autre. Moi, comme le livre était depuis le début « Passage du Désir », j’avais beaucoup de mal à trouver autre chose. Tous les titres qui me venaient étaient plus ou moins à base de jeux de mots, comme « l’héroïne du Sentier », dont l’éditeur ne voulait pas entendre parler, parce qu’il trouvait que ça faisait « Série Noire ». C’est lui qui m’a proposé Sombre sentier, dont je ne voulais pas au début, parce que pour moi le Sentier n’était pas sombre, mais chaleureux, vivant, rouge si vous voulez et non noir. Et puis il a bien fallu que je l’accepte, au moment même de sortir le bouquin, parce que je ne trouvais pas autre chose. L’autre proposition de l’éditeur était « Allô, commissaire Daquin », catastrophe à laquelle j’ai échappé de justesseNote366. .
Pour À nos chevaux ! et Kop, D.Manotti dit avoir trouvé les titres elle-même, respectivement au début du travail de rédaction et à la fin.
Un cas particulier est celui de Michel Embareck, qui a vu l’un de ses romans changer de titre à la faveur d’un changement d’éditeur (pratique fort courante dans le milieu du roman policierNote367. , par le jeu des rééditions en poche et à cause du caractère éphémère de certaines maisons d’édition et collections, dont les fonds sont repris par d’autres éditeurs). Il s’agit de Dans la seringue, repris par Gallimard, en Folio Policier, en 2002, qui s’intitulait Cloaca Maxima lors de sa première publication en 1999 aux Editions de l’Archipel. Voici ce qu’en dit Michel Embareck :
Comme tous les auteurs je propose un titre que l’éditeur accepte ou pas. (…) Cloaca Maxima, réédité sous le titre Dans la seringue en Folio, s’appelait au départ « Les Filles aussi ont envie ». Oui, les éditeurs ont leur mot à dire ce qui n’est pas forcément plus malNote368. .
L’éditeur François Guérif, fondateur et directeur de Rivages/Thriller et de Rivages/Noir, évoque sa responsabilité dans le choix des titres, notamment en traduction. Voici ce qu’il dit du roman de James Ellroy, American Death Trip :
En fait, James Ellroy, qui n’est pas toujours simple, nous avait demandé de garder le titre américain The Cold Six Thousand. Je lui ai dit No way, cette fois, ce n’est pas possible, ça ne veut rien dire pour le lecteur français ! Déjà quand on garde les titres américains, on se fait un peu taper dessus… Pour American Tabloid, tout le monde comprend. C’est lui qui a eu l’idée de reprendre le mot « American ». Il a proposé un ou deux trucs, dont American Death Trip. J’ai été d’accordNote369. .
Certes, le problème abordé ici est celui de la traduction. Néanmoins, ces propos révèlent que le choix du titre est une affaire de négociation, le titre, argument de vente, devant répondre à des exigences de clarté et de lisibilité pour le lecteur. La responsabilité est avant tout celle des auteurs, mais leur liberté en la matière est une liberté contrainte. L’usage n’est guère différent, en dépit des apparences, des usages en vigueur dans la littérature blanche. Nombre d’auteurs de romans noirs ont eu, sur demande de leur éditeur, à modifier un titre, et dans ce cas, l’éditeur suggère, ou impose un titre, jugé plus accrocheur. On voit là toute l’ambivalence du statut du roman noir dans le paysage littéraire. Des éditeurs ou des auteurs refusent certains titres au nom de ce que l’on pourrait appeler une exigence de distinction. En effet, jugeant que les titres de romans noirs sont extrêmement stéréotypés, voire racoleurs, dans une tradition du calembour et de l’argot chère à la Série Noire des origines (qu’on songe à des titres comme Fais pas ta rosière, Touche pas au grisbi, et autres Faites monter la bière !), les auteurs et éditeurs des années 1990 vont avoir à cœur de proposer des titres plus sobres, qui n’évoquent parfois que peu ou pas du tout les codes du genre policier et du roman noir. C’est ce qui semble être arrivé à Dominique Manotti pour Sombre sentier, lorsque son éditeur a refusé L’Héroïne du Sentier, ou quand elle-même a rejeté Allô commissaire Daquin.
Malgré tout, – Sombre sentier, avec ses différents titres non retenus, le montre bien – l’immense majorité des titres de romans noirs que nous avons retenus pour l’étude suggère, de manière plus ou moins directe, l’appartenance au genre noir, par un système de références aux motifs, aux codes constitutifs de la littérature policière dans son ensemble, et du roman noir en particulier. En effet, si la paralittérature a pour vocation première de se vendre en grandes quantités, il lui faut afficher des signes clairs, être parfaitement repérable pour le lecteur potentiel. Le titre est donc un indice particulièrement important, un lieu de transaction entre éditeur, auteur, d’une part, et lecteur d’autre part.
À la suite de Genette, nous reprenons cette définition minimale du titre selon Hoek :
Ensemble de signes linguistiques (…) qui peuvent figurer en tête d’un texte pour le désigner, pour en indiquer le contenu global et pour allécher le public viséNote370. .
Genette distingue, après Duchet et Hoek, trois éléments possibles du titre, le titre, le sous-titre, et l’indication générique, lorsque celle-ci est intégrée au titre. L’exemple canonique qu’il propose, à la suite de Claude Duchet, est celui de Zadig ou La Destinée, histoire orientale : « Zadig » est le titre, « ou La Destinée », le sous-titre, et « histoire orientale » est l’indication générique, intégrée à l’ensemble.
Nous avons travaillé sur un corpus élargi de 283 titresNote371. , qui correspondent à la recension première de titres appartenant au genre roman noir. Une première remarque s’impose, car dans tout notre corpus, un seul titre propose autre chose que le premier élément, ce que Gérard Genette appelle le titre. Il s’agit de À sec ! (Spinoza encule Hegel. Le Retour) : le titre, À sec !, est suivi d’un sous-titre entre parenthèses. La mention « le retour » permet de signaler que ce roman est la suite d’un texte précédemment publié, Spinoza encule Hegel. C’est néanmoins une exception. Pour tous les autres titres, nul sous-titre n’apparaît sur la couverture, et aucune indication générique n’est proposée, même lorsque la collection ne permet pas d’identifier l’appartenance générique du texte. Plusieurs raisons peuvent expliquer, sinon l’absence de sous-titre, du moins l’absence d’indication générique. Daniel Couégnas a noté cette caractéristique, apparue assez tôt dans l’histoire de la littérature populaire :
(…) le XIXème siècle et la suite proposent au lecteur des titres paralittéraires plus simples dans leur structure, sinon plus sobres dans leurs effets Note372. .
Il ne parle pas ici de la seule composition des titres, mais aussi de leur syntaxe et de leur contenu sémantique, sur lesquels nous allons revenir. L’indication générique est superflue, puisque la collection, éventuellement le nom de l’écrivain, suffisent à identifier le genre. Le fonctionnement est identique pour le roman noir des années 90. En effet, le nom de la collection, « Série Noire », « Rivages/Noir » ou « Points Policier », le type de couverture, en bref, l’appareil péritextuel dans son ensemble, suffisent au lecteur pour reconnaître un roman noir, ou plus généralement un roman policier. C’est à ce point vrai que pendant longtemps, et aujourd’hui encore dans une moindre mesure, l’expression Série Noire désignait à la fois la collection de Gallimard et le genre roman noir lui-même, identification forte rendue possible par la prédominance de cette collection sur le marché du genre. C’est dire qu’il n’y avait nul besoin d’indication générique dans le titre. Notons d’ailleurs qu’un roman noir qui paraît hors collection policière, dans des collections de littérature générale, n’affiche pas davantage une quelconque appartenance générique. Cela n’est pas surprenant, l’objectif étant en effet d’échapper à la dénomination générique.
En revanche, il peut arriver qu’un titre soit intégré à un ensemble romanesque plus vaste. Cela est-il visible dans le titre ? Dans quelques rares cas, l’auteur donne un surtitre (Gérard Genette appelle ainsi des éléments tels que À la Recherche du temps perdu), accompagné d’un numéro pour signaler l’ordre des romans : SiSombre Liverpool et Brumes sur la Mersey, de Stéphanie Benson, composent l’ensemble de Synchronicité, respectivement I et II. Cependant, dans la majorité des cas, aucun indice n’est donné par le titre, et il n’y a pas de surtitre. Ainsi, Serge Quadruppani propose une trilogie composée de Y, Rue de la Cloche, et La Forcenée ; c’est aussi le cas pour Philippe Thirault avec Hémoglobine Blues, Heureux les imbéciles et Speedway ; Jean-Claude Izzo a constitué avec Total Khéops, Chourmo et Solea ce que l’on a très vite appelé la trilogie marseillaise. Dans tous ces cas de figure, c’est un autre élément du péritexte qui informe de l’intégration du roman à un ensemble plus vaste – généralement la quatrième de couverture, le prière d’insérer. La règle est donc de ne pas proposer de surtitre. Ce n’est pas surprenant, les cas cités constituant des ensembles romanesques brefs, diptyques ou trilogies. Mais lorsqu’il s’agit d’ensembles romanesques plus importants, les choses sont-elles différentes ? Dans la paralittérature et notamment la littérature populaire de la fin du 19ème siècle et du début du 20ème siècle, le surtitre peut être un titre de série : Les Aventures extraordinaires d’Arsène Lupin, Fantômas. Le nom du héros récurrent est présent dans le surtitre, parfois également dans le titre même. Ainsi, le cycle des Lupin, des Rouletabille, celui des Maigret, font volontiers apparaître, quoique ce ne soit pas systématique, le nom du personnage dans le titre : Arsène Lupin contre Herlock Sholmès, Les Confidences d’Arsène Lupin ; Maigret à New York, Maigret et son mort, Les Vacances de Maigret, Maigret et la grande perche, etc. C’est plus frappant encore dans la série des Rouletabille : pour les deux premiers volumesNote373. , le nom du héros n’apparaît pas dans le titre même, mais dans un surtitre ; cependant, dès le troisième volume, il est pleinement intégré au titre : Rouletabille chez le Tsar, Rouletabille à la guerre, Les Etranges Noces de Rouletabille, Rouletabille chez Krupp, Le Crime de Rouletabille, Rouletabille chez les Bohémiens. Il s’agirait de signaler au lecteur le caractère sériel de ces textes par un indice dépourvu d’ambiguïté, et immédiatement perceptible, grâce au titre, alors que pour les deux premiers volumes, il était inutile de souligner un caractère sériel non encore advenu. Ainsi que le souligne Daniel Couégnas, les marques de la série, notamment via le titre, ont pour fonction de renseigner le lecteur, et de le fidéliser. Le roman noir français appartient à la littérature sérielle. Pourtant, l’usage en matière de titres y est bien différent de ce que l’on peut observer dans la littérature populaire et policière archaïque, ou même contemporaine. Le roman noir français contemporain affiche peu les marques de série dans les titres. Ainsi, dans les titres de Fred Vargas, il n’est fait aucune mention des héros récurrents, qu’il s’agisse d’Adamsberg ou des trois historiens, pas plus que dans ceux de Dominique Manotti on ne trouve trace de Daquin et de son équipe. Dans la série consacrée au Grec Constantin, de Gilles Del Pappas, on ne trouve pas davantage de trace de sérialité dans les titres, pourtant au nombre de cinq sur la seule période des années 90. On relève néanmoins de rares exceptions, et parmi celles-ci, la série de Schram et Guigou, de François Thomazeau, qui repose sur plusieurs indices de sérialité passant par le titre : il y a un surtitre, Schram et Guigou, justiciers RMIstes, et les titres reprennent une même structure syntaxique et sémantique, puisque ce sont systématiquement des interrogatives directes commençant par le pronom « qui », et construites autour d’un verbe dénotant le meurtre : Qui a tué l’homme-grenouille ?, Qui a tué Monsieur Cul ?. C’est surtout vrai pour les titres réédités en Librio Noir, car le titre publié en 2000, Qui a occis le curé ?, reprend la structure syntaxique et sémantique habituelle sans proposer de surtitre : peut-être est-ce dû au changement éditorial, puisque ce dernier roman est publié à L’Ecailler du Sud. Les indices de sérialité sont donc renvoyés dans d’autres éléments du paratexte, sur la quatrième de couverture, dans le prière d’insérer. La couverture quant à elle ne contient que très rarement un indice de sérialité.
On le voit, d’une manière générale, c’est la simplicité qui prime dans les titres de romans noirs français de notre corpus : un seul élément, le titre, rarement un surtitre, jamais d’indication générique, jugée superflue. Il faut être bref, immédiatement lisible pour le lecteur potentiel. Les titres de romans noirs se dérobent aux indices de sérialité, phénomène pourtant répandu dans la paralittérature.
Cette simplicité se confirme lorsqu’on observe la composition syntaxique des titres. Nous nous appuyons ici sur les types syntaxiques dégagés par Daniel Couégnas dans son étude des titres de Harry DicksonNote374. – tout en en rajoutant quelques-uns (des sous-catégories) – pour élaborer un tableau à deux entréesNote375. , qui propose d’une part le titre du roman, d’autre part un code qui correspond au type de syntaxe adopté. Les trois grandes catégories sont la syntaxe de l’insignifiance (nom propre, lettre ou chiffre), le nom et son expansion, les syntaxes complexes. En dépit de la variété syntaxique de ces titres de romans noirs, on voit se dégager quelques dominantes. Sans surprise, c’est autour d’un nom et de ses éventuelles expansions que s’organise la majorité des titres, c’est-à-dire 211 occurrences, soit plus de 70 % du corpusNote376. . Le nom est parfois seul – nom seul ou [déterminant + nom] (Ténèbre, Créature, Le Caveau, Gémeaux, La Trace, etc.), mais le plus souvent, il est accompagné d’un adjectif épithète (L’Ancien crime, Filet garni, Un été pourri, Cœur sombre, etc.), ou d’un complément de détermination (La Commedia des ratés, Les Morsures de l’aube, La Place du Mort, L’Allumeuse d’étoiles, etc.). Loin derrière, apparaissent deux autres types de titres, et tout d’abord ceux dont Daniel Couégnas dit qu’ils relèvent d’une « syntaxe de l’insignifiance » :
À l’extrême limite de la concision, on trouve (…) une lettre et un chiffre, titre énigmatique (…). Viennent ensuite quelques titres réduits à un simple nom propre (…)Note377. .
Parmi ces premiers titres, au nombre de trente-deux, apparaissent quelques noms propres, souvent des prénoms et/ou des noms, tels que Sarah, Otto, Monsieur Chance, Monsieur Malaussène, Billie Joe ou Ferdinaud Céline, Cœur-Caillou. Les noms propres sont parfois sans conteste des noms de lieux, qu’ils existent réellement ou non : L’A26, RN86, Brocéliande-sur-Marne, Béton-les-Bruyères, Notre-Dame-des-Nègres. Parfois, le titre se limite, très énigmatiquement, à un chiffre ou une lettre : Y, 54x13 (il faut être amateur de cyclisme pour identifier le numéro d’un braquet dans ce chiffre !). On repère aussi des formules mixtes, comme avec Larchmütz 5632. Mais un phénomène est plus remarquable, celui des titres composés d’un nom propre dont on ne sait a priori s’il désigne un personnage ou un lieu. À l’insignifiance syntaxique du titre s’ajoute donc le caractère mystérieux de sa signification, qui attire le lecteur, comme un titre-énigme. Nous y reviendrons. En effet, comment interpréter avant lecture des titres comme Borggi, Kapitza, Ambernave, Nec, ou Baka ? Quant aux syntaxes complexes, ce sont celles, comme le dit Daniel Couégnas, qui se rapprochent de la phrase. On en relève 40 occurrences. Dans un seul cas, on l’a vu, le titre est accompagné d’un sous-titre, avec une certaine complexité, À sec ! (Spinoza encule Hegel. Le retour). Bien plus fréquemment, le titre est une phrase (vingt-deux occurrences), mais plusieurs modalités de phrases sont possibles : la modalité assertive (Le Tour de France n’aura pas lieu, Dieu a tort, La Confiance règne, La Vie n’est pas une punition, La Mort fait mal, Treize reste raide, C’est juste une ballade américaine, La Petite Ecuyère a cafté, Spinoza encule Hegel, Vinyle Rondelle ne fait pas le printemps, C’est toujours les autres qui meurent) ; la modalité interrogative (Qui a noyé l’homme-grenouille ? , Qui a occis le curé ?, Qui a tué Monsieur Cul ?) ; la modalité impérative (Allons au fond de l’apathie, Tu touches pas à Marseille, Baise-moi, Que la nuit demeure). En outre, un certain nombre de titres (dix-sept occurrences) sont composés de formules elliptiques, interjections (Debout les morts, Pas touche à Desdouches, La Vie de ma mère !, À nos chevaux !, À sec !) ou phrases partielles, parmi lesquelles il faut distinguer entre des aphorismes incomplets ou des expressions figées détournées (À trop courber l’échine, Morituri, Comme un coq en plâtre, Heureux les imbéciles), et des éléments syntaxiques habituellement intégrés à des phrases (Un peu plus loin sur la droite, Trop près du bord, Ma Chère Béa, En cherchant Sam, Et pire, si affinités), dont la signification ne peut sembler qu’énigmatique a priori.
Enfin, on remarque que peu de titres ont recours aux codes du discours oral, dont on peut penser qu’ils sont une tradition héritée de la Série Noire des origines. En effet, il y a bien quelques occurrences de titres marqués par l’oralité, que ce soit par la structure syntaxique (Tu touches pas à Marseille, Pas touche à Desdouches), par le lexique, familier ou ordurier (Une chauve-souris dans le grenier, Graine de courge, La Petite Ecuyère a cafté, Spinoza encule Hegel, Baise-moi), ou par l’utilisation de la modalité exclamative (Chapeau !, La Vie de ma mère !, Le pauvre nouveau est arrivé !, À nos chevaux !, À sec !). Mais plus généralement, les titres relèvent d’un niveau de langue courant, voire littéraire ou soutenu via quelques latinismes (Vox, Sanctus, Blocus Solus, Morituri).
Les jeux de mots, les calembours, l’humour citationnel chers à la Série Noire dans les années 50 et 60, sont toujours présents, tous éditeurs confondus. Les énoncés sont détournés selon différents principes, phonétiques ou graphiques. Pour plus de clarté, un tableau relève quelques occurrences et propose une esquisse de typologie :
titre | enonce detourne | analyse |
Allons au fond de l’apathie | Allons enfants de la patrie | Altération phonétique importante, détournement d’une citation tirée de la Marseillaise. |
Apocalypse Nord | Apocalypse Now | Altération phonétique (un phonème), détournement d’un titre de Coppola. |
Arrêtez le carrelage | Arrêtez le carnage | Altération phonétique (un phonème). |
Causse toujours | Cause toujours | Altération phonétique (un phonème), qui permet de passer d’un verbe à un nom propre. |
Comme un coq en plâtre | Comme un coq en pâte | Altération phonétique (deux phonèmes), introduit le sème de la blessure, et par effet de connotation, de l’agression. |
L’Enfant de cœur | L’enfant de chœur | Altération graphique qui convoque un autre sens. |
Eros et Thalasso | Eros et Thanatos | Altération phonétique importante, effet de dérision. Le sème de la mort est convoqué, par association. |
Etats de lames Etat d’arme |
Etats d’âme | Altération phonétique importante, introduit le sème des armes et par effet de connotation, de la mort. |
Jeux de paumes | Jeu de Paume | Altération graphique. |
La Cerise sur le gâteux | La cerise sur le gâteau | Altération phonétique (un phonème). |
La Petite Ecuyère a cafté | La petite cuillère à café | Altération phonétique importante. |
Le Lac des singes | Le lac des cygnes | Altération phonétique importante : détournement d’un titre d’œuvre, dérision. |
Larmes de fond | Lames de fond | Altération phonétique (un phonème), introduit le sème de la douleur. |
Les Balles de Charité | Les Bals de charité | Altération graphique, qui permet d’introduire le sème de la mort . |
Les Pis rennais | Les Pyrénées | Altération graphique, calembour, phénomène d’homophonie. |
Nazis dans le métro | Zazie dans le métro | Altération phonétique (un phonème), détournement d’un titre de Queneau. |
Nadine Mouque | Naddin oumouk | Altération phonétique (un phonème) et graphique, convertissant un juron arabe en patronyme français. |
Poste mortem | Post mortem | Altération graphique, en relation avec contenu du roman. |
Rage campagne | Rase campagne | Altération phonétique (un phonème). |
Une belle ville comme moi | Une belle fille comme moi | Altération phonétique (deux phonèmes). |
Vinyle Rondelle ne fait pas le printemps | Une hirondelle ne fait pas le printemps | Altération phonétique importante. |
À travers ces titres, ce sont toujours les codes titulaires du genre qui sont convoqués. Le calembour, le jeu de mots sont des traditions héritées de la Série Noire des premières années, qu’ils soient chargés de sens ou nonNote378. . Ils sont le plus souvent en relation avec le contenu du roman, faisant référence à un lieu (Causse toujours, Eros et Thalasso), à un élément thématique (La Cerise sur le gâteux), ou diégétique mineur (Les Pis rennais, référence à un détail de l’intrigue). Néanmoins, le jeu de mots peut être gratuit, comme dans Arrêtez le carrelage,Allons au fond de l’apathie, ou même Nazis dans le métro (où il est certes question des spectres du nazisme, mais pas de métro). La dimension ludique et parodique prime dans ces titres, qui constituent parfois un clin d’œil intertextuel – purement gratuit : Nazis dans le métro n’a aucun rapport avec Zazie dans le métro. Ensuite, les codes génériques sont convoqués quand c’est le thème de la mort qui est introduit, ou rappelé malgré le détournement, comme dans Les Balles de charité, Etat d’arme, et Eros et Thalasso. Quoi qu’il en soit, à l’exception d’un titre paru chez Hors Commerce, tous ceux de notre corpus qui ont recours au jeu de mots ont été publiés chez Gallimard d’une part, fidèle à la tradition « Série Noire », et chez Baleine d’autre part, la plupart du temps dans la collection du Poulpe, qui s’est fait une spécialité de ces titres, à tel point que dans la bible de la série telle qu’elle est proposée aux auteurs, il est écrit : « prévoir un titre rigolo, genre jeu de mots. » Ainsi, Les Pis rennais, Nazis dans le métro, La Cerise sur le gâteux, Arrêtez le carrelage, La Petite écuyère a cafté, Allons au fond de l’apathie, sont des titres du Poulpe.
De même, un certain nombre de titres ont recours à des figures de rhétorique telles que l’oxymore, ou l’antithèse, qui provoquent des effets de sens. Voici les occurrences repérées :
- Cœur-caillou ; Du bruit sous le silence ; L’Usage criminel et délicieux du monde ; La Tendresse du loup : dans ces titres, antithèses et oxymores permettent d’associer des réalités opposées, la plupart du temps le sème de la mort, de la violence (carnage, criminel, loup), ou plus largement le sème du secret, du silence (silence) ou de la dureté (caillou), à des sèmes liés à la vie, au mouvement, à la lumière, à la douceur (cœur, constellation, bruit, délicieux).
- Le Soleil des mourants ; Debout les morts ; Carnage constellation ; La Douleur des morts. Ce sont des titres qui unissent de manière paradoxale des réalités opposées. Si associer le soleil aux mourants ne constitue pas un oxymore, on peut y voir la mise en relation de sèmes aux connotations opposées, ou peu compatibles. De même, les deux autres titres associent à la mort des sèmes convoquant la vie : le mouvement, la douleur.
- Brocéliande sur Marne, Béton les Bruyères, Notre Dame des Nègres. Ces trois noms de lieux réunissent dans un même syntagme nominal des sèmes qui ne sont pas à proprement parler opposés, mais qui, convoqués pour désigner une seule réalité – ville, lieu de culte – créent un effet de contraste et même, dans une certaine mesure, un effet de dérision. Brocéliande fait surgir le Moyen-Age, l’univers légendaire d’Arthur mais se trouve ici associé de manière triviale à la Marne, dans un nom de lieu qui évoque certaines villes de la région parisienne. De même, Béton les Bruyères, à partir d’un jeu de mots sur la localité Bécon-les-Bruyères, convoque le sème de la campagne, de la nature, et celui de l’univers urbain le plus brutal et le plus terne, du béton. Enfin, Notre Dame des Nègres évoque à la fois une figure sainte associée à de nombreux lieux de cultes, et un terme péjoratif, connotant le racisme : c’est ici la mise en relation de deux registres de langue et deux effets de connotation qui crée un tel contraste.
On voit l’extrême variété formelle des titres de romans noirs. Si un certain nombre d’entre eux proposent des structures syntaxiques complexes, source d’interrogation pour le lecteur, la règle reste la simplicité, dans la syntaxe et dans le lexique.
De même, le roman noir, conformément à ce qui se passe dans l’ensemble de la paralittérature depuis le 19ème siècle, propose des titres aux fonctions simples et claires. Gérard Genette distingue dans Seuils quatre grandes fonctions pour les titres : désignation et identification ; une fonction séductive (extrêmement difficile à apprécier et donc peu intéressante pour le chercheur) ; une descriptive ; une connotative. Ce sont ces deux dernières qui vont nous intéresser pour le roman noir. À travers une étude de leurs fonctions, verrons-nous se dessiner une sémantique des titres de roman noir ? le roman noir affiche-t-il des codes titulaires spécifiques, propres au genre ?
Les titres de romans noirs semblent compter pour primordiale la fonction de désignation du contenu – fonction descriptive – et l’on retrouve le principe dégagé par Gérard Genette :
La relation entre un titre et un « contenu global » est éminemment variable, depuis la désignation factuelle la plus directe (Madame Bovary) jusqu’aux relations symboliques les plus incertaines (Le Rouge et le Noir), et dépend toujours de la complaisance herméneutique du récepteurNote379. .
Il distingue deux types de titres. Les uns sont thématiques, « indiquant, de quelque manière que ce soit, le « contenu » du texteNote380. ». Le terme « thématique » englobe thèmes, lieux, personnages, objets, leitmotives, tous les « éléments de l’univers diégétique des œuvres qu’ils servent à intitulerNote381. . » Les autres sont rhématiques, attirant l’attention sur la forme, et surtout sur le genre :
Les autres pourraient sans grand dommage être qualifiés de formels, et bien souvent de génériques, ce qu’ils sont presque toujours en fait(…)Note382. .
Or, en apparence, dans notre corpus, les titres rhématiques sont absents, car, comme le dit Daniel Couégnas, « la paralittérature motive ses titres de la façon la plus claire, la plus directe, la plus littérale », sans qu’il y ait mention de la forme, ce qui est naturel « dans un système sémiotique dominé par l’illusion référentielle (…)Note383. . »
Les titres thématiques sont ceux qui reprennent un élément de la diégèse. La dimension thématique s’exerce à plusieurs niveaux, et l’on peut reprendre à D.Couégnas la typologie des titres qu’il utilise pour Arsène Lupin : titre-sujet, titre à effet de focalisation, titre micro-récit et titre-énigme.
Les titres-sujets sont définis ainsi :
Nous retrouvons ici la définition du dictionnaire, le titre désignant bien le sujet, notion logique et grammaticale assez floue au demeurant : l’être ou la chose dont on va parler. Le prédicat, ce que l’on dit / dira du sujet, c’est le texte, qui développe les actions ou les traits descriptifs du sujet annoncéNote384. .
Ces titres sont assez nombreux dans notre corpus, qu’ils désignent un personnage, ou qu’ils résument le sujet dont on va parler : Sarah, L’Ancien crime, Sérail Killers, Kapitza, Meurtres à l’antique, Le Bal des cagoles, Le Jobi du Racati, La Girelle de la Belle de Mai, Chasseurs de tête, Otto, Le Pied-rouge, Monsieur Malaussène, etc. Mais bien plus nombreux sont les titres à effet de focalisation :
[Le titre-effet de focalisation] désigne le tout du texte en en mentionnant seulement une partie. Par l’intermédiaire de ces titres-synecdoques, l’auteur concentre l’attention de lecteur potentiel en un point de l’histoire. (…) Un objet ou un endroit sont ici désignés, qui circonscrivent un mystèreNote385. .
C’est le cas de Dans la tourbe, Un château en Bohême, Bleu sur la peau, Hôpital souterrain, L’Homme à l’envers, etc.
D’autres titres sont des micro-récits :
Certains titres franchissent la limite floue qui sépare dénomination et description. Ils évoquent déjà, de façon plus précise, le contenu du livre, fournissent un condensé de l’action, constituent par eux-mêmes des micro-récitsNote386. .
Soit les titres suivants : 1. Le Tour de France n’aura pas lieu ; 2.Trois jours d’engatse ; 3. La Petite Ecuyère a cafté ; 4. Dernière station avant l’autoroute ; 5.Comment je me suis noyé ; 6. En cherchant Sam ; 7. Un été japonais ; 8. Qui a noyé l’homme-grenouille ? 9. Une simple chute. Les titres 3, 5 et 9 valent pour des résumés de l’action. Les titres 1 et 9 valent pour procès en tension : ce qui pourrait advenir (et qu’il faut éviter), et par conséquent, ce qui meut l’action. Dans les titres 6 et 8, apparaît le sème de la quête : quête d’un personnage dans le 6, quête d’une réponse dans le 8, dans les deux cas, c’est la structure de la quête ou de l’énigme qui est évoquée. Dans les titres 2 et 7, une durée est évoquée, on peut le supposer, celle de la diégèse, donc un procès en cours. Enfin, dans le 4, une étape dans le temps et/ou dans l’espace instaure une tension dramatique. Tous ces titres valent pour récit, en ce qu’ils préfigurent une succession d’actions, ou un dénouement.
Enfin, il est une autre catégorie de titres, les titres-énigmes :
[Ils] constituent essentiellement une énigme dont le récit donne la solution. Le rapport titre/texte est comparable au rapport question/réponseNote387. .
Ils sont représentés dans notre corpus, par des titres comme Y, 54x13, Borggi, Kapitza, Baka !,Blocus Solus, Chourmo, Nec, Larchmütz 5632, Junkie Boot qui a priori n’évoquent aucune réalité clairement identifiable pour le lecteur mais prennent sens une fois la lecture achevée.
Ainsi, les titres de romans noirs sont exclusivement thématiques, désignant des éléments de la diégèse. Mais ce n’est pas leur seule fonction, puisque, à cette fonction descriptive, qui lie ou non le titre au contenu de la diégèse, s’ajoute une autre fonction dite connotative, qui est « un autre type d’effets sémantiques, effets secondaires qui peuvent indifféremment s’ajouter au contenu thématique (…) de la description primaireNote388. . » Gérard Genette prend ainsi l’exemple de titres de Jean Bruce, immédiatement identifiables pour un lecteur compétent, mais efficaces également pour le lecteur moins averti, qui repèrera que l’auteur s’amuse de son titre : Déroute à Beyrouth, ou Banco à Bangkok. Les effets connotatifs « tiennent à la manière dont le titre, thématique ou rhématique, exerce sa dénotationNote389. ». Ainsi, certains effets connotatifs sont propres à un auteur, à un genre, à une époque. Ils sont liés au principe de répétition, comme le rappelle Anne-Marie Thiesse :
Le grand principe d’élaboration des titres est la répétition (…). Cela implique donc une intertextualité interne : tout renvoie à tout, rien ne doit être dit qui ne puisse référer à du « déjà vu » et du « déjà lu »Note390. .
Cette fonction connotative renvoie à un effet sémantique que Daniel Couégnas désigne comme « stimuli dramatiques », ou « unités conatives », et que le lecteur saisit même lorsqu’il n’a pas lu le livre. Chaque unité conative peut « être définie comme « signe », actualisant ainsi la relation entre un « signifiant » (une forme linguistique) et un « signifié » (le sens)Note391. ». Parce qu’ils sont soumis au principe de répétition souligné par Anne-Marie Thiesse, les effets connotatifs convoquent alors des thématiques récurrentes du roman policier, voire du roman noir. D’autres effets de connotation, plus individuels, sont liés à des effets culturels, dans des titres qui reprennent sous forme de citation, de pastiche ou de parodie, d’autres titres d’œuvres, ou font référence à des auteurs. Les titres sont des titres-citations, des titres pastiches, parodiques. Il faut en distinguer deux types. Le premier type est constitué des titres à effet culturel, qui font référence à des éléments de la culture, plus particulièrement au cinéma et à la littérature (via des noms d’œuvre, d’auteur, parfois détournés, via des citations). Dans Seuils, Gérard Genette y voit des échos qui « apportent au texte la caution indirecte d’un autre texte, et le prestige d’une filiation culturelleNote392. . » Sans nul doute les œuvres convoquées dans les titres leur apportent-elles une caution culturelle, l’auteur montre ses références, fût-ce pour s’en moquer. Néanmoins, il est rare que l’œuvre se place ainsi sous le signe d’une filiation culturelle. C’est sans doute le cas pour L’Idiot n°2 de Frédérik Houdaer, mais plus généralement, les auteurs reprennent la tradition titulaire de la Série Noire, déjà mentionnée, et qui n’est qu’un signe parmi d’autres d’irrévérence ludique vis-à-vis de la littérature et des œuvres légitimes, voire le simple plaisir du jeu de mots et du clin d’œil. Voici un tableau qui présente le titre de roman noir et son « inspiration » :
Allons enfants de l’apathie | Allons enfants de la patrie (hymne patriotique français) |
Apocalypse Nord | Apocalypse now de Coppola |
Bouche d’ombre | Poème de Victor Hugo |
Brocéliande-sur-Marne | Forêt de Brocéliande, légendes arthuriennes |
Ferdinaud Céline | Louis-Ferdinand Céline |
L’Idiot n°2 | L’Idiot de Dostoïevski |
Le Lac des singes | Le Lac des cygnes de Tchaïkovsky |
Les Chiennes savantes | Les Femmes savantes de Molière |
Les Effarés | Poème d’Arthur Rimbaud |
Nazis dans le métro | Zazie dans le métro de Raymond Queneau |
Pas touche à Desdouches | Louis-Ferdinand Céline alias Louis Destouches |
Que la nuit demeure | Que ma joie demeure de Jean Giono |
Solea | Miles Davis |
Total Khéops | Titre d’album d’IAM |
Chourmo | Titre de Massilia Sound System |
Le deuxième type de titres à effets culturels peut être considéré comme ayant un effet de connotation générique, puisque ce sont des titres qui convoquent le roman policier et même plus précisément, dans la plupart des cas, le roman noir, à travers des titres cités ou détournés, ou des éléments thématiques, des motifs et figures du roman noir américain :
1280 âmes | 1275 âmes de Jim Thompson |
Adieu mes jolies | Adieu ma jolie de Raymond Chandler |
Bogart et moi | Humphrey Bogart, acteur |
Régis Mille l’éventreur | Allusion possible à Jack l’éventreur |
Sueurs chaudes | Sueurs froides, d’A. Hitchcock |
Une belle ville comme moi | Une belle fille comme moi, d’Henry Farrell |
Agence Black Bafoussa | Les agences de détectives privés |
Mais ces unités conatives ne sont pas uniquement d’ordre culturel, elles permettent plus généralement de dégager des effets de sens récurrents. Analysant des titres de Harry Dickson, Daniel Couégnas parvient à dégager six sèmes, ou six unités conatives récurrentesNote393. . La tâche est moins aisée pour le roman noir des années 90, mais on peut dégager quelques effets connotatifs, perceptibles avant même la lecture du roman, et convoquant des thématiques récurrentes dans le roman policier ou dans le roman noir (repérables par exemple dans les définitions et typologies rencontrées), ou en révélant certaines. On retrouve en grande partie les unités conatives dégagées par Daniel Couégnas à propos des titres de Harry Dickson : crime, drame, mort, mystère, nuit. Ces unités conatives, valables pour l’ensemble de la littérature policière, sont en effet activées par le roman noir français des années 90, à des degrés divers. Il est nécessaire d’apporter quelques précisions à propos de certaines d’entre elles et de l’extension que nous leur donnons. Le sème [drame] est en effet large, il regroupe les sèmes de la peur, de l’attente, de la vengeance, de l’issue funeste, de la douleur, de la violence qui lui est souvent liée, du désordre et du chaos, de la folie. Nous avons fait le choix de ne pas séparer ces sèmes, car tous nous semblent représenter des éléments déclencheurs et moteurs de l’action. L’unité conative [drame] est repérable dans quarante-quatre titres :
Bleu sur la peau / Chourmo / Désordres / Et pire, si affinités / Etat d’arme / Etat de lame / Etat d’urgence / Fin de chasse / La Douleur des morts / Hémoglobine blues / La Forcenée / La Guerre des nains / La Lumière des fous / La Mort fait mal / La Puissance du désordre / La Repentie / La Revanche de la colline / Larmes de fond / Le Sang du bourreau / Le Jobi du Racati / Le Vent des fous / Les Effarés / Les Jours défaits / Les Larmes du chef / Les Morsures de l’aube / Les Racines du mal / Mauvaise graine / Rage campagne / Schizo / Sœurs de sang / Sorcellerie à bout portant / The Bad leitmotiv / Tir à vue / Total Khéops / Trajectoires terminales / Trois jours d’engatse / Trop près du bord / Tropique du pervers / Un été pourri / Un regrettable accident / Une chauve-souris dans le grenier / Une pieuvre dans la tête / Une simple chute / Ville de la peur /
Les sèmes du crime et du mystère sont beaucoup moins représentés, puisque treize occurrences font apparaître le crime ou la figure du criminel ; et neuf seulement le mystère, sème qui inclut les questions, l’allusion à une possible disparition, à la quête qui en découle, ou l’allusion à quelque chose de caché et à la trace :
[crime] Carnage constellation / Chasseurs de tête / L’ancien crime / L’Usage criminel et délicieux du monde / Meurtres à l’antique / Mises à mort / Piraña matador / Qui a noyé l’homme-grenouille ? / Qui a occis le curé ? / Qui a tué Monsieur Cul ? / Régis Mille l’éventreur / Sérail killers / Tue-les, à chaque fois /
[mystère] Du bruit sous le silence / En cherchant Sam / La Solution esquimau / La Trace / Les fils perdus de Sylvie Derijke / Né de fils inconnu / Qui a noyé l’homme-grenouille ? / Qui a occis le curé ? / Qui a tué Monsieur Cul ?/
Il faut y ajouter les titres-énigmes relevés plus haut :
Y / 54x13 / Ambernave / Borggi / Baka ! / Blocus Solus / Chourmo / Junkie Boot / Kapitza / Larchmütz 5632 / Nec /
Le sème de la mort est repérable dans vingt-six titres :
C’est toujours les autres qui meurent. / Ceux qui vont mourir te saluent / Comment je me suis noyé / Courrier posthume / Debout les morts / Du sable dans la bouche / Fatal tango / L’Etage des morts / La Douleur des morts / La Mort dans une voiture solitaire / La Mort fait mal / La Mort quelque part / La Place du mort / Le Caveau / Le Sang du bourreau / Le Soleil des mourants / Les Balles de charité / Mainmorte / Moloch / Morituri / Mort d’un satrape rouge / Mort sans lendemain / Morts à l’appel / Petites morts dans un hôpital psychiatrique de campagne / Poste Mortem / Treize reste raide/
Ces premiers éléments appellent un commentaire. Le sème du drame, quoique non spécifique du genre policier ou du roman noir, révèle que le roman noir est un genre fortement dramatisé, ce qui n’est guère surprenant lorsqu’on songe aux remarques faites dans les définitions et typologies. Le roman noir se distingue du roman à énigme parce qu’il est procès en tension, récit prospectif faisant une large part à l’attente, au suspense et à l’action. Les titres le font apparaître. La sous-représentation des sèmes du crime et du mystère pourrait sembler plus surprenante. Mais la notion de mystère n’intervient pas nécessairement dans le roman noir, et semble plus propre au roman à énigme. Pour ce qui est du sème [crime], le chiffre n’est guère révélateur. Les romans de notre corpus (élargi) comportant un ou plusieurs crimes sont en effet beaucoup plus abondants que ne le laisse supposer ce chiffre. Toutefois, le crime n’est pas toujours présent, et lorsqu’il l’est, il est un élément parmi d’autres de l’action, parfois le symptôme d’un autre malaise (quelle qu’en soit la nature). Les titres attirent l’attention sur d’autres aspects. Rien d’étonnant à ce que le sème plus large de la mort soit deux fois plus représenté dans les titres : la mort peut résulter d’un crime, mais tel n’est pas toujours le cas. La mort comme menace permanente et issue inévitable intéresse le roman noir, plus que sa seule expression criminelle. Le premier constat est que le roman noir, à travers ses titres, apparaît comme un genre fortement dramatisé, marqué du sceau de la mort, et prenant ses distances avec le crime et le mystère.
À cela il faut ajouter trois sèmes récurrents dans les titres, et qui seraient ainsi représentatifs du roman noir. Les typologies et définitions analysées plus haut ont probablement attiré notre attention sur ces unités conatives récurrentes. Il s’agit tout d’abord du sème de la nuit, lui aussi repris à Daniel Couégnas, et lui aussi saisi dans une extension qui mérite quelques explications : au sème de la nuit se rapportent ici ceux de l’ombre, de l’obscurité, de l’enfouissement. C’est alors vingt-cinq occurrences qui peuvent être relevées – soit autant ou presque que pour le sème de la mort :
Bouche d’ombre / Brumes sur la Mersey / Cœur sombre / Dans la tourbe / Fondu au noir / Foulée noire / Hôpital souterrain / L’Ombre du chat / La Belle Ombre / La Cocaïne des tourbières / La Nuit apache / La Nuit de l’apagon / La Nuit des autres / La Nuit des bras cassés / Larmes de fond / Le Bélier noir / Le Caveau / Le Fossé / Que la nuit demeure / Si sombre Liverpool / Sombre sentier / Ténèbre / Terminus nuit / Toutes les couleurs du noir / Trois carrés rouges sur fond noir /
Notons tout de même que si ce sème est largement activé par le roman noir, il ne lui est pas propre, car la littérature fantastique en fait un large usage. Dans les titres de Harry Dickson analysés par Daniel Couégnas, on relève cette double appartenance. Ici, bien sûr, le sème « nuit » évoque indirectement le mystère, dans certains cas, mais il évoque aussi la noirceur de l’âme et de la condition humaine. Un autre trait traditionnellement affecté au genre du roman noir apparaît peu dans ce corpus de titres, – douze occurrences : celui de la ville, de l’univers urbain :
Béton les Bruyères / Brocéliande sur Marne / Brumes sur la Mersey / Marie de Marseille / Massilia dreams / Nadine Mouque /Si sombre Liverpool / Rue de la Cloche / Tu touches pas à Marseille / Une belle ville comme moi / Ville de la peur / Zaune / Zoocity/
Cette unité conative regroupe les titres comportant un nom de ville, ou un élément urbain, voire le substantif [ville] ou des altérations graphiques de noms de zones urbaines. Ce constat recoupe celui qui a été fait dans l’analyse des définitions proposées par les critiques. Faut-il y voir une désaffection pour l’univers urbain ? Pas nécessairement, mais le seul examen des titres ne permet pas d’en savoir plus. Un dernier sème nous semble récurrent, le sème [société], dans lequel nous englobons ceux de la politique, de la manipulation et de l’aliénation, de la corruption, et que nous étendons au sème de la toxicomanie, comme fait social analysé par le roman noir. Dix-neuf occurrences ne pèsent toutefois pas lourd dans le corpus :
À trop courber l’échine / Chasseurs de têtes / Dans la seringue / Démago story / Ethique en toc / Junkie boot / La Cocaïne des tourbières / La Commedia des ratés / La Vanité des pions / Le pauvre nouveau est arrivé / Le Roi des ordures / Les Ardoises de la mémoire / Mort d’un satrape rouge / Nazis dans le métro /Pourriture beach / Rue de la Cloche / Vagabondages / La Tentation du banquier Abel Chicart / Zaune /
Là aussi, la question se pose : les questions sociales et politiques préoccupent-elles moins le roman noir dans les années 90 ? La seule analyse des titres ne permet pas de répondre à cette question, tout au plus permet-elle de relever que ce trait n’est pas affiché par les titres. Néanmoins, le néopolar des années 70, pourtant fortement engagé, n’affichait guère ces marques d’engagement dans les titres.
On a pu repérer également un certain nombre de sèmes récurrents. Dix titres de roman noir évoquent des couleurs :
Bleu sur la peau / Dies irae en rouge / Double blanc / L’Homme aux cercles bleus / La Sirène rouge / Le Loup dans la lune bleue / Monnaie bleue / Mort d’un satrape rouge / Trois carrés rouges sur fond noir / Le Pied-rouge /
Les occurrences ne sont pas très nombreuses, mais remarquables par les récurrences qu’elles offrent en termes de choix de couleur : le rouge, qui évoque le sang, mais aussi une certaine couleur politique, ou la colère ; le bleu, couleur du spleen, des humeurs sombres.
De même, dix titres font apparaître le sème de l’itinéraire (cheminement, quête, parcours) :
En cherchant Sam / Dernière station avant l’autoroute / L’A26 / Parcours fléché / RN 86 / Speedway / Sur la route de Beauliac / Terminus Nuit / Trajectoires terminales / Visas antérieurs /
Le roman noir serait assimilé à la quête, au cheminement à la fois intérieur et physique. Il faut sans doute y voir une collusion avec le road-movie, collusion née du cinéma.
Trois derniers sèmes ont attiré notre attention, comme celui de la danse avec six occurrences :
Bastille Tango / Dernier tango à Buenos Aires / Fatal Tango / Le Bal des cagoles / Le Bal des capons / Tango /
On ne s’étonnera guère de voir réapparaître le tango, danse associée à la fois à l’érotisme et à la mort, motifs souvent entremêlés dans le roman noir.
D’ailleurs, le sème du sexe est représenté avec cinq occurrences :
Baise-moi / Créature / Eros et thalasso / La Polyandre / Sueurs chaudes /
Les romans noirs peuvent en effet contenir une charge érotique assez importante, et le souvenir des femmes fatales lie souvent le sexe à la mort, comme en atteste un titre comme Eros et Thalasso, qui fait immanquablement penser à Eros et Thanatos.
Enfin, neuf titres font référence à l’Antiquité :
Babylon babies / Blocus Solus / Cartago / Ceux qui vont mourir te saluent / Massilia Dreams / Moloch / Morituri / Sanctus / Vox /
Certains de ces titres évoquent la destruction, la mort, le chaos, comme des métaphores antiques de l’univers du roman noir.
Il faut maintenant noter l’essentiel : parmi les 283 titres de notre corpus, 104, soit presque 37%, ne contiennent pas de sèmes récurrents, ou suffisamment récurrents pour être repérables et considérés comme caractéristiques du roman noir. Les effets de connotation ne peuvent y être rapportés au roman noir en tant que genre, le principe de répétition n’est pas présent. On hasardera une hypothèse relative à la fréquence élevée de ces titres non affectés d’un sème récurrent : le roman noir dans les années 1990 cherche à échapper au classement générique, et par les titres retenus, qui pourraient dans tous ces cas être ceux de n’importe quel roman des collections générales, il fuit la stigmatisation générique. Ainsi, le titre exerce sa fonction descriptive, mais non sa fonction connotative générique. En effet, chercher les unités conatives récurrentes sur un corpus large, qui n’est pas celui d’un auteur précis, c’est chercher des récurrences d’ordre générique, un « air de famille » dans les titres. Lorsque tant de titres échappent à ces conventions titulaires, c’est peut-être pour mieux échapper au genre.
Par les conditions de production, par la matérialité qu’affiche l’objet-livre, par les titres mêmes, le roman noir, dans les années 1990-2000, tend à estomper les marques d’appartenance au champ de grande production. Globalement, si le rythme de publication de certains auteurs est assez rapide, les conditions de production auctoriales tendent à se normaliser, tout comme les conditions de production éditoriales, en dépit de chiffres de tirage et de vente plus élevés. L’objet-livre se rapproche nettement de l’objet-livre appartenant au champ de production restreinte : les collections grand format se multiplient, et les formats de poche se voient accorder un soin renouvelé. Les titres eux-mêmes, bien qu’ils permettent de dégager quelques principes de cohérence, se dérobent globalement aux marques de sérialité. Par tous ces indices, le roman noir révèle une quête de légitimité qui va trouver un écho dans le positionnement des auteurs à l’intérieur du champ littéraire. Leurs conceptions et choix génériques pourraient bien alors être interprétés comme la conséquence de ce positionnement, ainsi que nous proposons de le voir.
Editeurs et auteurs expriment à travers leur conception du genre un positionnement identitaire dans le champ littéraire. En effet, tout choix générique, exprimé dans des discours sur le genre et par la pratique du genre même, est aussi un acte de positionnement dans le champ littéraire. Ce dernier est un espace conflictuel, où se donnent à lire des rapports de force. Ainsi, les formes littéraires, parmi lesquelles les genres, sont engendrées dans le cadre de luttes entre les acteurs du champ, chaque auteur établissant sa propre poétique face à des discours et des formes, dans leur continuité et/ou en opposition à eux. Jérôme Meizoz, qui situe ses propres analyses dans la lignée de Bourdieu et de Viala, affirme que « toute poétique singulière est à lire comme un discours sur sa relation à d’autres poétiques concurrentes (…)Note394. . » Les choix formels sont donc à apprécier, à mettre en rapport avec les formes présentes au même moment dans le champ, et en fonction des valeurs en vigueur dans celui-ci. Mais ces choix sont en partie contraints, comme l’explique Jacques Dubois :
L’écrivain qui entre dans le champ littéraire et dans son jeu concurrentiel est contraint de faire dépendre sa stratégie d’émergence de la relation qui s’établit entre son capital socio-culturel et l’ensemble structuré des positions dans le champ propres aux agents, aux genres et aux instances de consécration, telles que ces positions renvoient à une hiérarchie de légitimitéNote395. .
Ainsi, « les significations des œuvres sont (…) référables jusqu’à un certain point à la position que l’écrivain est venu occuper et à la voie qu’il a dû suivre pour assurer son émergenceNote396. . » L’écrivain lui-même est à aborder en tant qu’agent social, « doté d’un passé propre et de compétences culturelles qui le prédisposent à une maîtrise plus ou moins complète de la tradition spécifique, à tels choix de genres et de formes présents ou possibles dans le champNote397. . » La relation n’est d’ailleurs pas figée, car « si l’écrivain se définit par le genre qu’il pratique, il peut à son tour redéfinir le genre dans lequel il s’engage et par là en modifier le statut relatifNote398. . » Jacques Dubois appuie cette assertion en se référant aux travaux de Rémy Ponton sur le roman psychologique. Le sociologue observe ainsi que de jeunes écrivains tels que Barrès ou Bourget étaient prédisposés par leur capital socio-culturel à se tourner vers la poésie, genre au sommet de la hiérarchie symbolique dans le champ littéraire. Pourtant, ils ne font pas ce choix, parce que la carrière poétique est trop encombrée. Ils font le choix du roman, et investissent leur capital dans un genre peu légitimé, mais qui va justement leur offrir un espace de possibles. Ils vont amener à ce genre un surcroît de légitimité culturelle. Par leur propre distinction culturelle (capital socio-culturel), ils apportent au genre ses lettres de noblesseNote399. . Ainsi, la logique du champ se manifeste dans le texte même, dans les choix génériques, mais aussi dans les inflexions que font subir ou non les auteurs à ce genre. Pour analyser la place qu’occupe le roman noir dans le champ littéraire dans les années 1990-2000, nous prendrons en compte la notion d’institution littéraire, telle qu’elle est définie par Jacques Dubois :
Un ensemble de normes s’appliquant à un domaine d’activités particulier et définissant une légitimité qui s’exprime dans une charte ou un code.
Bien sûr, cette institution est une organisation, mais c’est aussi un lieu de subordination et de domination idéologiques, qui a l’effet suivant :
Assurer la socialisation des individus par imposition de systèmes de normes et valeurs, (…) dans le sens de la reproduction des rapports sociauxNote400. .
Notre hypothèse est que le choix du roman noir est lié à la position dans le champ que peut et veut occuper l’écrivain, et que la pratique du genre est ensuite subordonnée à la position qu’il veut faire occuper au genre « roman noir ». Le choix du genre est à mettre en relation avec le capital social et culturel de l’auteur, et avec la place qu’occupe alors le roman noir dans le champ littéraire. Il nous semble que le roman noir reproduit le phénomène qui affecte le roman policier (à énigme) au 19ème siècle selon Jacques Dubois :
Partant de quoi, je poserai que, genre non légitimé et non légitimable, le policier reproduit, dans la structure même de sa fiction, tout un aspect des tensions qui caractérisent la modernité littéraire de la seconde moitié du 19ème siècle et par-delàNote401. .
Trois étapes présideront à la démarche d’analyse du positionnement des auteurs et du genre dans le champ. Il semble d’abord nécessaire de cerner le groupe des auteurs du roman noir (représenté ici par les auteurs du corpus), afin de dégager quelques caractéristiques sociologiques, et d’apprécier le « choix » (ou le non-choix) du genre « roman noir ». Les auteurs du corpus se caractérisent-ils par des propriétés sociales communes ? comment choisissent-ils un genre a priori dominé dans le champ littéraire ? Le choix est-il libre ou contraint ? Telles sont quelques-unes des questions à examiner. Il nous faut néanmoins signaler certaines difficultés rencontrées à ce stade de notre travail. En effet, notre réflexion entend croiser la poétique des textes et des éléments de la sociologie de la littérature, mais en aucun cas nous ne prétendons mener un travail de sociologue. Pour cela, il aurait fallu développer une politique systématisée d’entretiens, avec des choix raisonnés d’auteurs, et aborder la question des trajectoires. Or, nous avons travaillé sur des éléments parcellaires, à l’aide d’outils littéraires, redevables notamment à l’analyse de discours. Pourtant, ce type d’approche offre des parentés avec la sociologie compréhensive, telle que la pratique par exemple Nathalie Heinich. Il s’agit d’étudier les proclamations identitaires des auteurs, en se fondant sur des déclarations et des textes publiés dans la presse ou dans d’autres supports médiatiques. Enfin, signalons que cette approche, quoique différente, corrobore les travaux des sociologues, tant sur les déclarations identitaires générales sur lesquelles a pu travailler Nathalie Heinich que sur les déclarations identitaires spécifiques aux auteurs de romans noirs, telles que les étudie Annie Collovald dans les années 90.
Ce premier temps de notre réflexion permettra d’aborder quelques éléments de positionnement dans le champ littéraire tels qu’ils apparaissent dans le choix d’une appellation générique – parle-t-on de polar, de roman noir, ou d’autre chose encore ? – et dans le positionnement par rapport à la littérature blanche, auquel nul auteur n’échappe tout à fait. Ce sont ici les discours, les commentaires des auteurs qui constitueront le corpus d’analyse.
Ce rapport à la littérature blanche induit enfin des postures, que l’on saisira ici par le biais de l’ethos discursif. Ces postures sont autant de prises de position dans le champ littéraire qui peuvent passer par le commentaire auctorial, tel qu’il se donne à lire dans des entretiens, des essais, divers articles qui sont autant de paroles commentatives, mais aussi par le genre « roman noir » tel qu’il est effectivement pratiqué par l’auteur. Dans le cas des auteurs de roman noir, il semble que l’on puisse repérer deux grands types de postures, en relation précisément avec le rapport à la littérature blanche, selon que les auteurs récusent ou revendiquent la marginalité du genre induite par le déclassement symbolique et l’exclusion hors du champ de production restreinte.
Pour mener ces analyses, nous nous sommes appuyée sur un corpus de déclarations, d’entretiens, lorsque c’était possible. En effet, pour certains des soixante-dix auteurs du corpus, il a été impossible de recueillir des propos sur leur trajectoire, sur le roman noir ou même sur le genre policier en général. La raison en est peut-être que les auteurs sont rarement sollicités ou ne souhaitent pas l’être : c’est le cas de Mouloud Akkouche, Sarah Couturier, Jean-Pierre Bastid, Jean-Noël Blanc, Thierry Chevillard, Michel Crespy, Jean-Paul Delfino, Serge Scotto. Une autre raison est que leurs activités littéraires ou artistiques les ont éloignés du roman noir, et par un effet de reclassement médiatique, ils ne sont pas amenés à s’exprimer sur leur pratique du genre. C’est le cas de Daniel Pennac, de Daniel Picouly, mais aussi de Guillaume Nicloux, surtout connu aujourd’hui pour son activité de cinéaste, ou bien encore de René Belletto, qui n’a jamais été considéré comme un auteur de roman noir bien qu’il ait été annexé à ce genre par le milieu du roman policier lui-même. Le silence de certains sur leurs activités antérieures dans la sphère du genre noir est en soi un indice qui en dit long sur leurs aspirations à quitter le ghetto paralittéraire. Quoi qu’il en soit, un certain nombre d’auteurs échappe à cette analyse de l’ethos discursif. Nous avons mené quelques entretiens personnels (Dominique Manotti, Patrick Raynal, Pascal Dessaint, Jean-Bernard Pouy), mais nous nous réfèrerons généralement à des entretiens recueillis dans les médias, ce qui permet d’étudier les variations de discours en fonction des contextes et des interlocuteurs. Selon que l’auteur est interrogé pour une publication relevant de la sphère du roman policier (publications spécialisées tels que les sites Internet, les revues 813 ou Temps noir, par exemple), ou pour une publication non spécialisée (site Internet généraliste, revue littéraire, hebdomadaire d’information, etc.), le discours n’est pas tout à fait le même. La tension vers la légitimité et la littérature générale est plus forte lorsque l’auteur s’exprime dans Lire ou L’Express, ce qui peut d’ailleurs s’accompagner d’une affirmation forte du genre « noir » en tant que genre digne d’être légitimé, alors que l’opposition aux valeurs de la littérature blanche se fera plus volontiers dans les espaces dédiés aux amateurs du genre, dans les entretiens retranscrits sur le site Mauvais Genres ou publiés dans Temps Noir. Ainsi, un même auteur peut avoir des positionnements différents, sans que cela soit réellement incompatible. C’est ce qui explique qu’il a été impossible de classer l’ensemble des auteurs dans une typologie. On ne trouvera donc pas ici de classement des auteurs, mais une typologie des postures, avec un ou plusieurs exemples d’auteur(s) analysés plus précisément.
Ce travail n’a pas pour vocation d’être une analyse sociologique des auteurs de roman noir, faute d’éléments suffisants. Néanmoins, d’après les informations que nous avons pu recueillirNote402. , nous avons essayé de dresser un profil de ces romanciers, afin de voir si quelques constantes se dégageaient. On sait par exemple que le phénomène du néopolar était en large part un phénomène générationnel concernant des auteurs de la génération du baby-boomNote403. . Qu’en est-il des auteurs de la période des années 1990-2000 ?
Le premier constat est que le roman noir reste une affaire d’hommes. Certes, la proportion de femmes auteurs est plus importante, du moins peut-on le supposer, que dans les décennies précédentes, et les médias ont assez souligné le phénomène de féminisation du polar à partir des années 1990. Il faut toutefois noter que 74,15 % des auteurs de notre corpus sont des hommes. Avec seize femmes sur soixante-dix auteurs, la féminisation du roman noir reste toute relative.
La génération du baby-boom est toujours représentée de manière massive, puisque cinquante et un auteurs sont nés entre 1945 et 1965Note404. . Vingt-trois sont nés dans les années 50, plus précisément. Douze auteurs sont nés avant 1945, sachant que seul Pierre Siniac est né dans les années 20. Enfin, quatre auteurs sont nés après 1965 (entre 1965 et 1969). Pourtant, en dépit de cette apparente hégémonie de la génération du baby-boom, l’homogénéité est moindre que pour les auteurs du néopolar, qui pour la plupart étaient nés dans l’immédiat après-guerre (en témoignent dans le corpus des représentants du néopolar comme Hervé Jaouen, né en 1946, Didier Daeninckx, né en 1949 ou Hervé Prudon, né en 1950), ou dans les années 30 (Jean Vautrin est né en 1933). Ici, à l’intérieur même de la génération du baby-boom, la fin des années 40, les années 50 et les années 60 sont abondamment représentées, mais vingt ans séparent par exemple Daniel Pennac et Pascal Dessaint. En outre, alors que le néopolar rassemblait des auteurs de la même génération entrés en littérature à peu près au même moment, dans les années 70 ou au début des années 80, le roman noir des années 90 voit des auteurs de tous âges publier leur premier roman. Ainsi, si Jean Vautrin, né en 1933, publie dès 1973 son premier opus, Maud Tabachnik, née en 1938, ne commence à publier qu’en 1990, et Maurice Gouiran, né en 1946, qu’en 2000. On ne peut donc parler de phénomène générationnel pour le roman noir des années 1990-2000, qui rassemble des auteurs d’âges très différents, dotés d’un passé éditorial très variable. Ces disparités expliquent sans doute en partie la grande hétérogénéité dans la pratique du genre, l’éclatement poétique constaté plus haut.
En revanche, ces auteurs offrent une belle homogénéité dans les catégories socio-professionnellesNote405. . Sachant qu’un certain nombre se consacre uniquement à l’écritureNote406. , on constate qu’une écrasante majorité relève de la catégorie « Cadres et professions intellectuelles supérieures ». Ce sont en effet soixante-deux auteurs, soit 91,2 %, qui y appartiennent, tandis que quatre, soit 5,9 %, relèvent de la catégorie des professions intermédiaires. Il faut donc être plus précis et distinguer, dans un premier temps, les auteurs qui n’exercent aucune autre activité professionnelle et se classent d’emblée dans la catégorie des « auteurs littéraires » de l’INSEE (poste 352 de la nomenclature). Ainsi, 29,4 %, soit vingt auteurs, n’exercent aucune autre activité professionnelle dans les années 90. Une minorité de ceux-là n’a jamais exercé d’autre activité professionnelle : nous entendons par là que dès la fin du parcours scolaire ou universitaire, ces auteurs ont décidé de se consacrer à l’écriture, n’exerçant que des petits boulots leur permettant de survivre. La plupart, environ les deux tiers, a cessé son activité professionnelle pour écrire dès que possible, c’est-à-dire dès que les revenus liés directement ou indirectementNote407. à l’écriture ont été suffisants. Pour ces derniers, il est intéressant de prendre en compte la rupture professionnelle opérée, et l’on s’aperçoit qu’ils abandonnent généralement des professions intermédiaires (poste 4/INSEE), des professions de cadres ou intellectuelles supérieures (des professions de cadres commerciaux, de la fonction publique ou du journalisme, dans le poste 3/INSEE), et dans un cas seulement un emploi d’ouvrier (poste 6/INSEE).
Lorsque l’auteur continue à exercer une autre activité professionnelleNote408. , elle relève le plus souvent de la catégorie des cadres et professions intellectuelles supérieures (poste 3/INSEE), ou des professions intermédiaires (poste 4/INSEE). Dans le premier cas, nettement plus représenté (trente-deux auteurs, soit 74,4%), treize relèvent des professions scientifiques ou sont professeurs (professeurs de l’enseignement secondaire, enseignants dans le supérieur, médecins), seize des professions de l’information, des arts et des spectacles (journalistes, éditeurs, scénaristes, artistes pour la plupart)Note409. . Certains romanciers exercent des activités professionnelles proches de leur activité d’écrivain. Elles peuvent être liées à l’écriture, comme le journalisme (par exemple pour Lakhdar Belaïd), ou elles ont à voir avec les métiers du livre. Ainsi, l’édition peut être une conséquence de l’activité d’écrivain : Patrick Raynal, par exemple, quitte le métier d’assureur pour prendre la tête de la Série NoireNote410. . Dans le second cas, qui ne concerne que huit auteurs, l’hétérogénéité est plus grande : instituteur, kinésithérapeute, éducateur spécialisé, traducteur, graphiste.
Les auteurs de roman noir appartiennent massivement aux professions intermédiaires et supérieures. Le niveau d’instruction est conforme à ce constatNote411. : un seul de nos auteurs (le plus âgé, décédé en 2002, Pierre Siniac) a un niveau d’instruction primaire. La plupart, 73,5% (soit cinquante auteurs), ont un diplôme de l’enseignement supérieur, tandis que 11,8 % (soit huit auteurs) ont un niveau d’études secondairesNote412. . 4,4% ont une qualification professionnelle, qui peut être primaire (imprimeur, ajusteur-tourneur) ou supérieure (graphiste).
Le capital social des auteurs du corpus est donc élevé. En attestent leur niveau de scolarisation, massivement supérieur, et les professions exercées. Parmi celles-ci, on l’a vu, les professions relevant du poste 3 de la nomenclature de l’INSEE dominent largement. Luc Boltanski analysait en 1975 le capital social des auteurs de bande dessinée à partir des années 60. Il voyait dans la pratique de ce genre l’expression d’une tension vers la pratique culturelle la plus légitime possible pour des agents issus des classes populaires et moyennes, voués à des activités sans prestige mais dotés de dispositions cultivéesNote413. . On ne constate rien de tel pour les auteurs de roman noir des années 90. Certes, le profil dressé est parcellaire, car nous ne disposons pas, par exemple, d’informations pertinentes pour apprécier la trajectoire de ces auteurs en termes de pente : il faudrait pour cela avoir des informations sur leurs origines sociales (via les parents et grands-parents). Mais il est avéré qu’ils sont fortement dotés en capital scolaire, et qu’ils exercent des professions généralement prestigieuses. Le choix d’un genre en partie déclassé comme le roman noir ne semble donc pas traduire, à première vue, d’aspiration à l’élévation culturelle et sociale. On peut émettre l’hypothèse qu’au contraire, le genre va bénéficier du capital social et culturel élevé de ces auteurs, qu’ils vont le mettre au service du roman noir, contribuant ainsi à sa légitimation. L’une des questions qui se pose alors est : le roman noir, d’un point de vue générique mais aussi éditorial, est-il un choix premier – et un choix tout simplement – pour ces auteurs ?
En effet, plusieurs cas de figure sont envisageables. Les auteurs peuvent bien sûr avoir fait d’emblée le choix du roman policier et plus précisément du roman noir, s’adressant par conséquent aux éditeurs spécialisés ; mais ils peuvent au contraire être venus au genre après d’autres pratiques génériques, ou les poursuivre parallèlement au roman noir. Pour plus de 78% des auteurs (soit cinquante-cinq d’entre eux), la première publication a lieu dans une collection policière ou noire. Pour plus de 21%, le roman noir n’est pas le premier choix, et les auteurs ont publié dans un autre genre (roman, poésie, nouvelle, roman de science-fiction, etc.) avant de venir au roman noir. Notons par ailleurs que trente auteurs seulement ont commencé à publier avant 1990, mais pour ceux-là, le roman noir n’est le premier choix éditorial que dans dix-huit cas ; douze publient d’abord dans un autre genre. Ce phénomène tend à s’atténuer dans la décennie qui nous intéresse : trente-neuf auteurs publient à partir de 1990 pour la première fois, et pour trente-trois d’entre eux, la première publication se fait dans le genre noir, contre sept dans un autre genreNote414. .
Qu’en déduire ? Certes, il semble y avoir un accroissement de la parution de romans noirs dans la décennie 1990-2000, mais notre échantillon d’auteurs ne saurait le prouver à lui seul. Ces chiffres montrent avant tout que dans cette période, peut-être en lien avec le succès du genre, le roman noir est le premier choix de la majorité des auteursNote415. .
Pour la majorité de nos auteurs, le premier roman publié l’est en collection noire. Il faut toutefois apporter des précisions. Cela peut correspondre bien sûr à un engagement générique dans le roman policier et plus spécifiquement dans le roman noir ; la plupart des auteurs de notre corpus semble dans ce cas, et certains en explicitent les raisons. Il peut s’agir d’une simple adéquation entre le genre et le sujet que souhaite aborder un auteur, comme pour Lakhdar Belaïd :
J’adore le polar mais n’avais pas fondamentalement au départ le projet d’en écrire un et de présenter ça sous forme de drame politico-socio-historique. J’étais très attiré par les aspects sociaux et historiques, et me suis vite rendu compte que le polar était une excellente façon d’aborder ces deux questionsNote416. .
Pour d’autres, le roman noir est un choix plus affirmé, qui permet à la fois d’exprimer une parole engagée sur le monde et de manipuler une forme jugée intéressante, comme l’exprime Gérard Delteil :
Le monde dans lequel nous vivons étant noir, très noir, même s’il l’est plus ou moins selon les jours et s’il est plus noir pour certains individus ou groupes d’individus que pour d’autres, le roman noir est la forme de littérature qui convient le mieux pour parler du monde contemporain, le décrire, dénoncer son injustice et sa noirceur, à défaut de pouvoir le changer (…). Voilà pourquoi je me suis lancé dans l’écriture de « polars », mais ce n’est bien sûr pas la seule raison. Il y a aussi un côté ludique et jubilatoire que je ne renie pas : le suspense, le mystère, l’aventure font partie depuis que l’écriture existe des plus fortes motivations qui poussent les lecteurs à rester rivés à leurs livres tard dans la nuitNote417. .
Le roman noir peut également être choisi en opposition à la littérature blanche, dont on rejette les valeurs ou que l’on juge intimidante. C’est le cas, respectivement, de Didier Daeninckx et de Virginie Brac :
Parmi tout ce que je lisais, le roman policier m’offrait cette proximité avec la réalité : j’avais envie de travailler dans cet espace-là. La lecture du roman contemporain français, du Nouveau Roman, de Tel Quel, était totalement décourageante. À côté, je lisais dans la Série Noire des auteurs américains (…). Je me suis dit que c’était dans cet espace de la Série Noire qu’il était possible de contourner l’interdiction du roman qui planait comme une loi depuis les Surréalistes jusqu’à Tel Quel.
Je ne trouvais pas dans la littérature dominante des années soixante-dix, à une époque pourtant très occupée par le politique (…) ces préoccupations-là. Alors qu’après mai 68 le discours politique envahit tout, dans l’espace littéraire il y a comme une fuite, une pudeur ou un refus : on ne salit pas les mots avec les choses de la revendicationNote418. .
J’aime beaucoup le polar, depuis toujours. J’ai dû lire Salinger, qui n’est pas considéré comme un polar [sic] mais qui l’est pour moi, à cause de l’utilisation de l’argot entre autres, à treize ans, et ça a été un choc absolu, et j’ai toujours bien aimé ce genre-là, plutôt que le roman d’amour par exemple. Et en plus il y a une espèce de décontraction dans l’écriture du polar, dans la démarche, qui me plaisait par rapport à la littérature avec un grand L. Je ne me sens pas capable d’écrire de la blanche, je n’ai pas de message, j’aime distraire les gensNote419. .
Les motivations ne sont pas les mêmes (discours engagé vs distraction), mais dans tous les cas, le roman noir correspond à un choix.
Toutefois, le genre, ou l’édition en collection noire, peut résulter d’un hasard, lié à une rencontre fructueuse avec un intermédiaire. Celui-ci peut être un éditeur ; ainsi, Luc Baranger rencontre Patrick Raynal, et publie Visas antérieurs dans La Noire. Il peut aussi être un auteur. Jean-Bernard Pouy a joué ce rôle auprès de Michel Embareck :
Je me suis retrouvé à table avec Jean-Bernard Pouy un jour, on discutait de délinquance multiple et diverse, et il m’a dit : « il faut que tu écrives des polars avec tout ce que tu sais, tu passes ta vie chez les flics, aux impôts, dans les services vétérinaires. » Voilà comment j’en suis venu avec Dans la seringue au polarNote420. .
Cela peut être une rencontre de hasard avec un membre de la communauté du roman policier qui occupe des fonctions éditoriales, comme Claude Mesplède, qui rencontre Sarah Couturier et œuvre pour la publication en Rivages/NoirNote421. de son premier roman, que rien ne prédestine à une collection noire. Quant à Maurice Gouiran, il rapporte l’anecdote suivante pour expliquer son « choix » du roman noir :
Lorsque mon éditeur m’a rencontré après avoir reçu mon manuscrit, la première question qu’il m’a posée est « pourquoi avoir écrit un polar ? ». Donc j’ai su que j’avais écrit un polarNote422. …
Pour d’autres auteurs, le roman noir n’est pas le genre d’expression initial, mais leurs précédents manuscrits n’ayant pas trouvé d’éditeur ou n’ayant pas été finalisés, ils opèrent un virage vers le noir. Ainsi, François Muratet, Jean-Hugues Oppel et Maurice G.Dantec se sont d’abord essayés à la science-fiction. Le cas de Dantec est intéressant. Il est en effet arrivé à l’écriture de roman noir par la science-fiction et par l’entremise de Pouy. Après avoir écrit un volumineux roman de science-fiction, il le soumet, par l’entremise de Jean-Bernard Pouy, à Patrick Raynal, qui dirige depuis peu la Série Noire. Raynal le refuse mais l’encourage à écrire un roman noir, qui sera La Sirène rouge. Dantec relate la genèse de La Sirène rouge dans Le théâtre des opérations – Journal métaphysique et polémique – 1999 :
Patrick Raynal me demanda ouvertement en septembre 1992, après avoir lu un volumineux et impubliable manuscrit de cinq cents feuillets de deux mille signes, de lui confectionner une Série Noire(…)Note423. .
Il décide alors d’écrire :
un roman noir, comme Hammett et Chandler savaient les faire, avec ce surgissement particulier du crime, du religieux, du politique et de la morale. (…) Mais surtout, ne rien tenter d’original et de neuf en soi, produire plutôt une synthèse fiévreuse de tout ce que ces simples mots « Série Noire » pouvaient faire résonner en moi, (…) en me collant avec une humilité lumineusement assumée dans la troupe des « hard-boiled guys » (…)Note424. .
La venue au genre se fait donc à la fois par la rencontre avec un auteur et avec un éditeur, à partir d’un autre genre déclassé.
Il est des cas où la question du choix est présentée de manière ambiguë. Ainsi, les propos de Thierry Jonquet à ce sujet varient selon les époques et les entretiens. En 1985, répondant aux questions de Jean-Pierre Amette dans le magazine Lire, il dit être venu au roman noir presque par hasard :
Le premier livre que j’ai écrit s’appelle Le Bal des débris. Il se passait dans un hospice de vieillards. Je ne savais pas que j’étais en train d’écrire un polar. Simplement, c’est une collection de polars qui l’a publié. (…) C’est en lisant des « Série Noire » que j’ai eu le déclic. Je me suis dit : il faut que j’invente une vague intrigue policière. Je vais pouvoir agglutiner autour tout ce que j’ai vu et entendu dans cet endroit infernalNote425. .
Il faut remarquer qu’en 1985, Thierry Jonquet est presque un débutant, qui commence tout juste à avoir une audience hors des frontières du roman noir. Afin de conforter cette ouverture, il lui faut récuser toute volonté de s’enfermer dans le genre noir. Cela peut expliquer que l’auteur se défende d’avoir voulu écrire du noir, tout en affirmant que la lecture des « Série Noire » lui a ouvert des perspectives génériques pour l’écriture de son propre roman. En 2000, Thierry Jonquet est un auteur très connu, qui n’occupe pas la même place dans le champ littéraire. Il a publié hors collection policière, pris ses distances avec le milieu du roman noir, et il a été consacré par l’institution scolaireNote426. . Dans son propos, les étapes se sont inversées, puisque la découverte du genre précède et déclenche l’envie d’écriture, est en tout cas une révélation dont le romancier débutant va se servir :
C’est à ce moment-là qu’un ami m’a fait découvrir l’univers du polar, que je ne connaissais pas du tout. Ça m’a donné envie de me servir de mon expérience du milieu [le service hospitalier de gériatrie] pour écrire mon premier roman policier, puis un deuxièmeNote427. .
Cette ambiguïté montre les différences de position d’un auteur dans le champ, qui va, selon qu’il est reconnu hors du genre ou non, revendiquer ou non en toute liberté le choix du genre.
D’un auteur à l’autre, la première publication en collection spécialisée cache donc des choix plus ou moins contraints, des hasards de publication, et parfois aussi un véritable engagement dans le genre.
De la même façon, quand un auteur d’abord publié hors collection noire passe chez un éditeur spécialisé, il peut s’agir d’un choix, d’un hasard de rencontre, ou d’une révélation a posteriori, occasionnée par des lectures et des rencontres avec des auteurs de noir. Certains se sont d’abord essayés à des genres très différents, et arrivent ainsi dans le roman noir dotés d’un passé éditorial. Ils peuvent avoir ainsi écrit des essais, du théâtre, sans oser approcher la fiction romanesque, comme Annie Barrière, pour qui le roman noir a été le ticket d’entrée vers le roman :
Le genre romanesque m’intimidait un peu. C’est le polar qui m’a débloquéeNote428. .
Quelques auteurs ont d’abord eu une carrière poétique, comme Yves Buin ou Marc Villard, qui déclare :
Je suis devenu un lecteur assidu de polars à l’apparition du trio Manchette-Vautrin-ADG. Parallèlement, la poésie ne m’était plus d’aucun secours en tant qu’analyse – au plan psychanalytique – et comme mon univers poétique était déjà marqué par la ville, le réalisme, la nuit, la notion d’échec, je suis passé au noir de façon naturelleNote429. .
Enfin, certains écrivains pratiquent déjà et publient de la littérature romanesque, comme Paul Borrelli, qui a à son actif deux romans de science-fiction, et Pascal Dessaint, qui a publié un roman.
Le cas de Pascal Dessaint est intéressant, car la migration vers le roman noir, qui est présentée comme un hasard éditorial, est très vite investie par l’auteur comme une révélation sur sa propre production, ce qui entraîne un reclassement générique a posteriori. Il fait paraître son premier roman, Les Paupières de Lou, en 1992 aux éditions Hubert Laporte, petit éditeur qui ne publie pas de littérature noire ou policière. Ce choix correspond à sa volonté de publier des romans relevant de la littérature générale, comme en témoignent les noms des éditeurs à qui il s’est adressé. En effet, à la question « Pourquoi avoir choisi le roman noir ? », Pascal Dessaint répond :
C’est lié aux hasards éditoriaux. Au départ, je ne me suis pas tourné vers les collections polareuses, d’ailleurs elles étaient beaucoup moins nombreuses qu’aujourd’hui. J’ai envoyé mon manuscrit aux éditions du Seuil, aux éditions de Minuit. J’ai pris conscience de la couleur noire de ce que j’écrivais par mes rencontres avec d’autres auteurs de romans noirsNote430. .
Le second roman sera quant à lui publié aux éditions de L’Incertain en 1994. Que la rencontre avec d’autres auteurs de romans noirs ait eu lieu avant ou après la signature d’un contrat avec Rivages/Noir en 1995, qu’il s’agisse donc d’une migration opportuniste ou d’un choix, il est à noter qu’alors, Pascal Dessaint va assumer pour ses romans le classement générique « noir », et plus encore, le revendiquer, non seulement pour son troisième roman et les suivants, mais aussi pour ses deux premiers, qui vont faire l’objet d’une réédition en Rivages/Noir. Ce sera chose faite en 2000 pour Une pieuvre dans la tête, et en 2004 pour Les Paupières de Lou. Il accompagne la réédition de ce roman d’une préface, où il reclasse le texte comme roman noir – il parle de prise de conscience. Selon Pascal Dessaint, ce premier roman porterait même les germes de la suite de son œuvre (noire). Il ne considère donc pas qu’il y a rupture dans sa trajectoire littéraire, entre ce premier roman, de « littérature générale », et ses autres textes, des romans noirs. La rupture est éditoriale, mais d’un point de vue textuel et générique, il y a pour lui continuité.
Michèle Rozenfarb considère son parcours littéraire différemment. Elle représente un cas de migration opportuniste, puisqu’elle commence sa carrière littéraire chez un prestigieux éditeur, spécialisé dans le roman d’avant-garde, les Editions de Minuit, avec Tendre Julie, publié en 1992. Ses manuscrits suivants sont refusés, car ils font une part à l’humour qui n’est pas acceptée par les éditeurs français. Son mari lui faisant remarquer que le meilleur moyen d’être édité dans les années 90 est d’écrire « du cul ou du polar », elle choisit le polar, et découvre le genre :
Les romans noirs, c’est parti d’une sorte de mouvement ludique : j’avais été publiée chez Minuit et de toute évidence, le tour que prenait mon écriture ne me destinait pas à y rester. Quand j’ai écrit Chapeau !, mon premier Série Noire, il me fallait absolument introduire un meurtre. Donc j’ai envoyé le manuscrit à quelques éditeurs de noir… logique, non ? Eh bien pas tant que ça, et c’est pour ça que je me suis attachée à cette maison : parce que non seulement l’atypie (de forme, de style) n’y était pas rejetée, mais encore elle y était bienvenue. Partant de là, j’ai peu à peu découvert le plaisir de jouer avec une intrigueNote431. .
Dans le discours a posteriori de l’auteur, à la raison pragmatique – trouver un éditeur quand le précédent refuse le nouveau manuscrit – se superpose une raison esthétique : la collection noire est plus ouverte aux expérimentations génériques et formelles. Cela permet d’instaurer une continuité dans la trajectoire littéraire. Bien sûr, la rupture semble totale, au niveau éditorial (passer d’un éditeur avant-gardiste à la Série Noire) et au niveau générique (passer de l’avant-garde au roman noir). Pourtant, en faisant de l’atypie la caractéristique essentielle de son œuvre, d’un genre à l’autre, et en reconnaissant à la Série Noire une plus grande ouverture à cette atypie formelle, elle reclasse la rupture éditoriale et générique en principe de continuité autour de l’expérimentation formelle.
Enfin, comme pour les auteurs immédiatement engagés dans le noir, d’autres vont venir au noir par la rencontre avec des auteurs et des éditeurs, comme Mouloud Akkouche, qui rencontre Jean-Bernard Pouy dans un train. Ainsi, après avoir publié des nouvelles sans estampille noire, il publie un Poulpe chez Baleine, suivi des Ardoises de la mémoire, à la « Série Noire ». Les cas de migration vers le roman noir ont donc des motivations très diverses, du reclassement générique (Pascal Dessaint) à la décision opportuniste et finalement enthousiaste (Michèle Rozenfarb) en passant par l’épuisement d’une autre pratique générique (Marc Villard) ou la rencontre de hasard (Mouloud Akkouche).
Il est une poignée d’auteurs dans le corpus qui ont ou non commencé leur carrière littéraire par le roman noir, mais qui vont associer à la pratique de ce genre d’autres pratiques d’écriture, parfois fort éloignées. Quelques cas méritent qu’on s’y arrête. Celui de René Belletto est un peu particulier, tant il est délicat de le considérer pleinement comme un auteur de romans noirs. Il s’agit plutôt d’un auteur de romans, lorgnant du côté du genre, et écrivant de « faux romans noirs », pour reprendre l’expression de Bernard PocheNote432. . Il est néanmoins totalement annexé au roman policier par les auteurs et commentateurs du genre.
Romain Slocombe et Philippe Thirault sont également des cas particuliers, puisque tous deux mènent une activité artistique les conduisant à publier autre chose que du roman noir. Romain Slocombe est un photographe (il expose et publie des albums de photographies) qui a également tâté de la bande dessinée : pour lui, le roman noir est une activité supplémentaire. Philippe Thirault commence par publier un roman d’aventures et est également auteur de bande dessinée, activité pour laquelle il est d’ailleurs bien plus connu.
Certains romanciers alternent roman et roman noir, qu’ils aient commencé par du roman, comme Yasmina Khadra, ou par le roman noir pour ensuite alterner deux productions romanesques, roman « blanc » et roman noir, sans renoncer à aucun, comme Patrick Raynal. Jean Vautrin fait partie de ceux-là, avec une particularité : ayant d’abord publié du roman noir en tant que pilier du néopolar, il semble céder aux sirènes de la blanche – il obtiendra d’ailleurs le prix Goncourt pour Un Grand Pas vers le bon Dieu – et renoncer au noir. Pourtant, après avoir collaboré avec Dan Franck pour la série des Boro reporter, il fait un retour remarqué au noir avec Le Roi des orduresNote433. , en 1997Note434. .
Enfin, Jean-Claude Izzo offre lui aussi un parcours atypique. Il publie son premier ouvrage, un recueil de poèmes, chez P.J.Oswald, en 1970. Il ne cessera d’écrire de la poésie. Il publie aussi un peu de théâtre, des scénarios, des nouvelles. C’est en 1995 qu’il rencontre, par l’entremise de Michel Le Bris, Patrick Raynal. Ce dernier impulse l’écriture de Total KhéopsNote435. . Jean-Claude Izzo dit qu’il ignore alors que ce sera une trilogie, et il continuera à publier hors du genre. Deux romans, à la frontière du noir et du roman, seront publiés en alternance avec la trilogie marseillaise : Les Marins perdus et Le Soleil des mourantsNote436. .
Ces auteurs, pour autant que l’on ait pu recueillir certains de leurs propos, revendiquent sans problème le genre noir, sans doute parce que, ayant une existence littéraire hors de ce genre, ils ne sentent pas enfermés dans un ghetto générique dévalorisant. Cette revendication leur permet de revaloriser ce genre ou au contraire d’assumer une production moins légitime – et légitimante.
Quoi qu’il en soit, les parcours vers le roman noir sont, d’un point de vue éditorial et générique, très disparates, du choix affirmé au hasard en passant par les pratiques multi-génériques et les migrations. Certains vont d’ailleurs quitter (définitivement ?) le roman noir, qui aura fait office de tremplin vers la blanche, sur le modèle de Daniel Pennac. Ainsi Michel Quint, après de nombreuses publications noires, connaît un succès médiatique extraordinaire, et hors genre, avec Effroyables jardins. Daniel Picouly va lui aussi renoncer au genre à partir de la publication de son récit autobiographique, Le Champ de personne. Tonino Benacquista a connu la consécration avec Saga, publié en collection blanche chez Gallimard, en 1997. Il n’est toutefois pas certain qu’il ait totalement renoncé au genre du roman noir, pas plus que Virginie Despentes, qui publie Les Jolies choses chez Grasset en 1998 : mais bornons-nous ici à constater la migration éditoriale et générique (en tout cas affichée et surtout perçue comme telle). On voit bien ici que le positionnement éditorial est aussi un positionnement identitaire, qui se fait par rapport à la littérature blanche, et qui est lisible notamment dans les étiquettes génériques. Ces appellations ne sont pas neutres, et même à l’intérieur de la nomenclature des genres policiers. Discours sur la blanche et appellations génériques sont en tout cas des éléments de positionnement dans le champ intéressants.
Les ambivalences de la locution « roman noir » ont été évoquées précédemment. Polysémique, elle convoque des réalités et des filiations littéraires variées qui ne relèvent pas nécessairement de la paralittérature. Lorsque ont été examinées les définitions éditoriales du roman noir, à travers les lignes éditoriales de chaque éditeur ou directeur de collection, une autre ambivalence est apparue : la locution « roman noir » semble moins marquée génériquement, dans le sens où le roman noir est, selon ces éditeurs, une forme plus souple et plus labile que le « polar », et symboliquement, dans la mesure où un certain nombre de productions échappe au ghetto paralittéraire tout en recevant l’étiquette « roman noir ». Dans le discours de Patrick Raynal, on relève le fait que le roman noir ne concerne pas les seules œuvres habituellement classées dans la littérature policière :
Prenant brusquement le mors aux dents, j’ai convoqué en urgence les auteurs de mon Parnasse et, à Finkelkraut qui me sommait inlassablement de lui citer des exemples de romans noirs, j’ai balancé tout à trac les noms de Stevenson, London, Steinbeck, Lowry, Dostoïevski, Maupassant, Faulkner, Conrad, Dickens, Hemingway, Giono, le Céline du Voyage et Cervantès sans qui les précédents n’auraient sans doute pas existé…Note437.
Le roman noir peut relever de la littérature policière, mais son acception recouvre aussi des œuvres de la littérature « générale ». Patrick Raynal explique ainsi ce que l’on peut définir par « roman noir, à l’intérieur duquel on peut distinguer deux manières romanesques » :
La première, héritière directe des débuts du genre, conserve une structure fictionnelle purement policière. Ce qui définit la seconde, c’est le parti pris du style « noir ». C’est une attitude, une écriture, une certaine façon de regarder le monde qui peut se développer à l’intérieur de n’importe quelle structure narrativeNote438. .
Antoine de Kerverseau a un point de vue plus radical encore, puisque pour lui, le roman noir relève de la littérature blanche, et non de la littérature populaire, selon l’expression qu’il aime à employer :
Il ne faut pas confondre polar et roman noir, qui relève de la blanche, en réalité. (…) Les auteurs de noir pourraient, la plupart du temps, être publiés en blancheNote439. .
La locution « roman noir » est donc ambivalente. Désignant un genre, elle est un indice de déclassement ; mais elle est aussi un indice de légitimation, qui amène une caution littéraire, d’une part par les filiations qu’elle convoque – le roman noir de la grande époque, aux Etats-Unis –, d’autre part par les autres genres qu’elle évoque – le roman gothique. Toute l’ambiguïté du statut du genre est dans son appellation. Notons que parmi les auteurs qui s’expriment sur le genre, on relève le plus souvent des variations dans les étiquettes utilisées, probablement parce que l’auteur s’adapte au vocabulaire employé par ses interlocuteurs. Ainsi, d’un entretien à l’autre, on trouve les termes de polar, de roman noir, voire de roman policier.
Il faut distinguer quatre cas de figureNote440. . Le premier est celui où les auteurs utilisent indifféremment les étiquettes de « polar » et de « roman noir » : c’est le cas pour neuf auteurs, soit qu’ils s’adaptent à leur interlocuteur, soit qu’ils manifestent une véritable indifférence aux noms de genre. Ainsi, Dantec utilise les deux, et parfois même parle de « série noire » comme s’il s’agissait d’un genre et non d’une collection. Néanmoins, il est à remarquer que dans Le Théâtre des opérations, journal et essai publié en 2000 dans la collection blanche chez Gallimard, il emploie la locution « roman noir ». Dans ce texte, il s’adresse à un public plus large que celui des lecteurs de romans noirs, et il ne réagit pas à des questions ou à une demande susceptible d’orienter ses choix d’appellation générique. L’emploi de la locution « roman noir », et non celle de « polar » qu’il utilise fréquemment dans des interviews, semble donc correspondre à un véritable choix. Néanmoins, pour un certain nombre d’auteurs, les deux appellations sont synonymes et interchangeables.
Le deuxième cas de figure est celui des auteurs – au nombre de trois – qui utilisent d’autres termes, comme roman policier, tout simplement, soit en parallèle à nos deux locutions, soit indépendamment. Benacquista parle uniquement de roman policier dans les propos que nous avons pu recueillir, sans doute parce qu’ils sont tirés d’un article de L’Express, dans lequel l’auteur réagit aux questions posées, sans se soucier des nuances génériques, ou parce que son interlocuteur parle lui-même de « roman policier ».
Nombreux sont les auteurs (seize) qui relèvent du troisième cas de figure, et qui emploient uniquement le mot polar, ou, tout en utilisant les deux, proposent parfois des définitions spécifiques à chacun des deux termes. Très souvent, on peut penser qu’ils se contentent de reprendre le terme employé par la personne menant l’entretien, mais dans un cas, celui de Maurice Gouiran, l’emploi est raisonné, puisque celui-ci établit une distinction entre polar et roman policier :
Un roman policier était un roman avec un policier (un flic ou un détective) mais un polar c’est beaucoup plus vague : on a des polars sans policier, on a même des polars sans victimeNote441. !
On trouve une légère variation chez Jean-Hugues Oppel, qui fait du mot polar un terme englobant :
Pour moi, roman policier est une appellation réductrice. Comme roman à énigme ou mystère. Et ce alors qu’il y a de tout dans le polar : du policier, de l’espionnage, du noir, du suspense, etc.Note442. .
Enfin, le dernier cas de figure est le plus répandu : vingt auteurs utilisent uniquement la locution « roman noir ». Il n’y pas nécessairement de justification à ce choix (dans dix cas), mais le roman noir peut être retenu comme locution désignant un genre distinct du roman policier, ensemble plus vaste ou tout simplement plus codé. Ainsi, Daeninckx, parlant de son roman Lumière noire, dit ceci :
Lumière noire est la fin d’un cycle. Ça ne veut pas dire que c’est un abandon du roman noir. Bien au contraire, je m’inscris plus que jamais dans cette veine. C’est le roman policier proprement dit que j’ai abandonnéNote443. .
Michel Steiner va quant à lui opposer ses romans à la production policière :
Je ne situe pas ma production dans le genre policier, (…) il n’y a ni enquête ni flic. J’écris du noir, parce qu’il existe du blanc, des collections et des rayons dans lesquels éditeurs et libraires classent les livres. Le terme « noir », finalement, me convientNote444. .
Marc Villard enfin ne dit pas autre chose :
Il y a d’un côté des gens qui écrivent des romans policiers. Dans un roman policier, le personnage principal est un flic qui déglingue trois paires de godasses à courir après un meurtrier que l’on soupçonnait depuis la page 23. En face, nous avons le roman noir. Dans un roman noir, le personnage principal est un homme ordinaire qui essaie de s’extraire des sables mouvants à l’aide d’un tournevis. Tous les croisements entre ces deux sous-genres sont possibles et compliquent un peu la tâche des critiques. Alors, pour simplifier, ils ont coutume de rassembler tout ce petit monde sous le terme générique de polarNote445. .
Quelques auteurs vont quant à eux opposer le roman noir au polar, comme Jean-Bernard Pouy, qui, rencontré en 2002, a précisé :
Le polar suppose des flics, une enquête. Le roman noir est une forme plus souple, ce n’est pas forcément un roman criminel, mais plus généralement un roman sur la douleur du monde et des hommes, en remontant à leurs causesNote446. .
Philippe Thirault abonde en ce sens en déclarant :
Quand on parle de mes bouquins, on parle de romans noirs, non de polar, puisqu’il n’y a pas d’enquête ni d’énigme ni de révélation ni de coup de théâtreNote447. .
Enfin, lors des entretiens que nous avons menés, nous avons interrogé Pascal Dessaint et Dominique Manotti sur la distinction entre roman noir et polar, deux étiquettes que l’un et l’autre semblaient utiliser indifféremment dans les entretiens parus dans la presse. À la question « Vous employez tantôt le terme de polar, tantôt l’expression de roman noir : sont-ils synonymes ? si vous faites une différence entre les deux, laquelle ? », voici ce qu’ils ont répondu :
Le roman noir et le polar relèvent de l’observation, d’une même observation. Mais le polar est policier, il y a une enquête criminelle, avec crime, enquête et résolution, comme chez Block. Dans le roman noir, il y a observation mais pas forcément violence et policeNote448. .
Le polar comporte des personnages de flics. Le roman noir traduit une attitude face au monde, un regard commun. Mais le roman noir chevauche les dénominations, polar peut d’ailleurs être synonyme de roman noir, c’est sa version plus populaire. Ils s’opposent en tout cas au whodunit, qui lui a des règles, des codes, ou le thriller, qui a également des codesNote449. .
On observe ainsi de grandes variations dans les appellations génériques. Toutefois, qu’ils emploient le terme « polar » ou l’expression « roman noir », les auteurs revendiquent souvent la liberté formelle, poétique du genre, par opposition aux codes, à la contrainte générique par ailleurs attribuée aux genres déclassés. Est-ce à dire que revendiquer une étiquette générique réservée à des textes dégagés de la contrainte formelle (l’horreur paralittéraire…) revient à tendre vers la légitimité littéraire (les œuvres dégagées des règles formelles et génériques) ? Quoi qu’il en soit, par leurs discours comme par leur pratique du genre, un certain nombre d’auteurs cherche à se démarquer du champ de grande production dont relève a priori et en grande partie le roman noir, et se positionne par rapport à la littérature blanche.
Le rapport à la littérature blanche, au roman général et même au roman d’avant-garde est tissé d’ambiguïtés. L’exclusion de la sphère légitime dont le roman noir est l’objet entraîne une situation de repli et la revendication de la différence. Les auteurs vont ainsi s’opposer aux valeurs de la blanche, les dénigrer, au point que la situation de rejet est finalement un élément de supériorité. Le roman noir est d’un point de vue symbolique élevé au niveau de la blanche, voire supérieur. Il est un autre paradoxe : les auteurs, tout en renversant l’habituelle hiérarchie symbolique, revendiquent volontiers l’influence de la blanche, ou des filiations entre le roman noir et des œuvres consacrées relevant de la blanche (appartenant au passé). Ainsi, non seulement une noire vaut une blancheNote450. , mais bien plus que cela, une noire vaut mieux qu’une blanche.
À première vue, tout est simple : une noire vaut une blanche, et il n’y a rien à ajouter à cela. Nombre d’auteurs refusent d’établir des hiérarchies symboliques, voire toute différence entre un roman noir et un roman publié aux éditions de Minuit. Ainsi, Thierry Jonquet, interrogé récemment sur le clivage entre noire et blanche, répond très clairement :
Je ne fais aucune différence entre [le roman policier et le roman traditionnel]. On m’a dit et répété que j’étais un auteur de roman policier. SoitNote451. .
Didier Daeninckx est tout aussi laconique quand il affirme en 1991 :
Je ne me sens plus concerné. Encore une fois, il y a des textes et il n’y a que ça. (…) Ensuite les questions éditoriales n’ont aucun intérêtNote452. .
Dominique Manotti insiste quant à elle sur le fait que « le polar est une œuvre littéraireNote453. », et Yves Buin dit que le roman noir, « C’est de la littératureNote454. ». Plus généralement, les auteurs vont donc substituer à l’opposition noire/blanche, sans fondement à leurs yeux, une opposition entre bons et mauvais livres. Voici un florilège de citations attestant de cette opposition (c’est nous qui soulignons) :
Pour moi, un grand roman est un grand roman, qu’il soit écrit par Cormac McCarthy, James Ellroy ou Philip K.Dick. (…) Le reste, ce sont les catégorisations, les étiquettes que les auteurs veulent se voir accolées par conformisme : on est écrivain de science-fiction, écrivain de romans noirs, ou au contraire on est goncourisable… Tout cela n’a plus aucun rapport avec la littérature, plus aucun. Pour ma part, je suis écrivain, romancier : le reste ne me touche pasNote455. .
C’est cette catégorisation qui m’a aussi fait quitter la France. Pour moi il y a des bons et des mauvais livres. Dans ce qu’on a appelé un peu rapidement avec Manchette le polar, il y a des romans de gare à douze francs et des chefs-d’œuvre. De la même manière à la Blanche, il y a des romans sans intérêt, illisibles, et des chefs-d’œuvre. Le fait qu’en France tout passe par ces filtres est absurdeNote456. .
J’ai écrit quatorze romans, dont cinq polars, pas plus. J’ai choisi le polar parce que c’est une forme d’expression qui a ses mérites et ses influences. Je ne fais pas de ségrégation littéraire. L’écrivain, c’est la générosité et le talent, et on peut trouver ces qualités partout, y compris dans le polarNote457. .
Au-delà de toute polémique, je considère qu’il n’y a que deux littératures : celle qui m’emmerde et celle que j’aime. En ce qui me concerne, je n’ai jamais fait de différence de qualité entre la littérature blanche et la littérature noireNote458. .
J’ai tendance à penser, comme beaucoup, qu’il n’y a pas trente-six littératures, qu’il n’y a que de bons et de mauvais livres. Qu’ils soient blancs, noirs ou gris, tout le monde s’en fiche, à partir du moment où les livres sont formidablesNote459. .
Cela n’a aucun sens. Il y a la bonne littérature et la mauvaise littérature. La bonne littérature est celle qui questionne le monde, qui veut rendre compte, partager des idées, des émotions. Il y a encore des combats à mener, car le roman noir suscite la condescendance dans la presse, à cause de son succès commercialNote460. .
Ainsi que le montrent ces derniers propos, signés Pascal Dessaint, à ce refus de toute hiérarchie symbolique se superposent des valeurs attachées au roman noir, par opposition à la littérature blanche. Une noire vaut une blanche, mais la noire rejette les valeurs esthétiques de la littérature blanche et propose ses propres valeurs, supposées abandonnées depuis fort longtemps par le roman « général ». Quelques auteurs vont expliquer leur choix du roman noir par le refus des valeurs et des normes affectées au roman moderne et plus précisément à l’avant-garde. Le Nouveau Roman est particulièrement désigné comme le mouvement littéraire marquant la rupture avec le récit, imposant la mise en abyme ; au final, le roman de la seconde moitié du 20ème siècle est jugé stérile, ennuyeux, nombriliste ou tout simplement intimidant :
Quand j’ai commencé à écrire, on était en plein règne du « nouveau roman », un mouvement qui a apporté beaucoup, mais qui, pour moi, avait quelque chose de stérilisant, dans la mesure où il dénonçait le caractère artificiel du personnage romanesque, de l’intrigue, des dialogues… À la limite (je sais que je caricature), le seul roman possible devait montrer… le romancier en train d’écrire un roman, ou mieux, n’y arrivant pasNote461. !
Cela a d’abord été très intuitif. Je ne trouvais pas dans la littérature dominante des années soixante-dix, à une époque pourtant très occupée par le politique (…) ces préoccupations-là. (…) Ça me paraissait être un manque par rapport à toutes les lectures que je faisais des écrivains du 19ème siècleNote462. .
La lecture du roman contemporain français, du Nouveau Roman, de Tel Quel, était totalement décourageante. (…) Je me suis dit que c’était dans cet espace de la Série Noire qu’il était possible de contourner l’interdiction du roman qui planait comme une loi depuis les Surréalistes jusqu’à Tel QuelNote463. .
De toute façon, je savais depuis le début que le nombrilisme littéraire de la Blanche n’était pas pour moiNote464. .
Il y a énormément de raisons. La première, c’est sans doute une réaction à la littérature dite « blanche », dans laquelle je ne me reconnais absolument pas et qui fonctionne, surtout chez nous, comme une petite nomenclature dont on a l’impression qu’elle se reproduit elle-même et dans laquelle, à quelques exceptions près, je ne me reconnais pas et dans laquelle je n’ai pas envie d’entrerNote465. .
Si je m’étais dit, tiens, je vais faire un roman pour la fameuse collection blanche de chez Gallimard, et quand je dis blanche, je parle de l’ensemble du roman français, j’aurais été terroriséNote466. .
À ces traits affectés au roman français contemporain, vont s’opposer des valeurs propres au roman noir, et qui peuvent varier selon les auteurs. Pour certains, face à une littérature d’avant-garde qui a « interdit » le récit et qui se complaît dans la cérébralité, l’intellectualisme et la mise en abyme, le roman noir est synonyme de liberté :
Avec le polar, je suis dans un espace de libertéNote467. .
Il y a une liberté de ton qu’on ne retrouve pas dans la littérature générale (…)Note468. .
Un espace de liberté, de création et d’expressionNote469. .
Cette liberté est souvent associée au plaisir, à la fois plaisir d’écrire et plaisir de lire. Là où la littérature blanche est synonyme de cérébralité et de refus du récit, le roman noir, lui, est avant tout récit, narration, favorisant l’identification, l’adhésion à une histoire riche en rebondissements, suscitant de nombreuses émotions. On peut ainsi reprendre les propos de Claude Amoz :
Avec le polar, je suis dans un espace de liberté. J’ai le plaisir de lire ou d’écrire un récit auquel je crois, avec des rebondissements qui me font battre le cœur, rire ou pleurer, des personnages auxquels je m’identifie ou que je déteste, bref, je me prends naïvement au jeu, en tant que lectrice, et, en tant qu’auteur, j’espère y prendre mon éventuel lecteurNote470. …
Tonino Benacquista se définit quant à lui comme un « fictionneur », dont le « but est d’inventer des histoiresNote471. ». Si quelques-uns situent ce genre dans les genres de divertissement, d’autres soulignent au contraire le sérieux des enjeux du roman noir, qui empêchent qu’il soit un genre mineur. Ce sont là aussi des facteurs d’opposition à la blanche, égarée dans le nombrilisme et la futilité, ou aux essais historiques et politiques, jugés ennuyeux. Lakhdar Belaïd explique ainsi son choix du roman noir :
Le polar est tout sauf un genre mineur. Le polar politique permet de balancer ses vérités sans s’emmerder à rédiger des essais ou des enquêtes rébarbativesNote472. .
L’opposition à la blanche est donc complexe, et permet aux auteurs de roman noir de construire leur identité d’écrivain. Il s’agit dans un premier temps de nier la hiérarchie symbolique entre les genres, au titre qu’un roman noir n’a pas moins de valeur littéraire qu’un roman publié en collection générale, voire même en affirmant qu’il n’y a aucune différence, sinon de collection. Mais les valeurs de la blanche sont rejetées, à tel point que certains expliquent leur choix du roman noir par le refus d’adhérer aux valeurs de la blanche. Cela entraîne l’énoncé de ces valeurs rejetées, par opposition aux valeurs associées au roman noir. Au final, non seulement le roman noir vaut bien le roman, mais on peut même dire qu’il vaut plus que celui-ci. Se poser contre, c’est donc fonder sa propre identité, sa spécificité. Dans le même temps, les écrivains de roman noir se réclament d’influences, d’héritages, qui, s’ils sont pour beaucoup puisés dans la littérature policière et noire, ne dédaignent pas la littérature blanche. Ces filiations revendiquées sont un autre moyen de légitimer le genre du roman noir, en l’inscrivant dans une tradition littéraire prestigieuse, en niant la rupture esthétique voire générique entre blanche et noireNote473. .
Les écrivains vont souvent chercher les sources du noir ou de leur inspiration propre hors de la littérature noire et de la littérature de genre, convoquant des auteurs prestigieux. Là encore, nous ne disposons que d’un échantillon : dans les entretiens et propos que nous avons recueillis, tous les auteurs ne s’expriment pas sur leurs influences, filiations et goûts. Il faut d’ailleurs préciser que si ces différentes catégories – influences, filiations, goûts – sont souvent proposées de manière indéterminée, il faut veiller à ne pas les confondre. Néanmoins, il n’est pas toujours possible de distinguer les auteurs qui ont marqué de ceux dont on se sent proche par l’univers romanesque et/ou l’écriture. Vingt-six des romanciers du corpus parlent des écrivains qui les ont profondément marqués, parfois au point de les amener à l’écriture, ou qui sont pour eux des influences, quand ils ne revendiquent pas, tout simplement, leur filiation pour leur propre production romanesque. Au total, cent-dix noms sont proposés, sur lesquels peuvent être faites un certain nombre de remarques :
C’est le roman noir – ou policier plus largement – qui est la première filiation affirmée, puisque sur ces cent-dix noms, cinquante-quatre sont proposés en tant qu’auteurs de romans noirs. Cela s’explique par deux facteurs. Le premier est générique. On puise plus volontiers ses filiations et influences dans le genre dont on se réclame. Le second est lié aux situations d’interlocution : dans la plupart des cas, les auteurs s’expriment dans des espaces de parole dédiés au genre noir et policier (revues, sites Internet). C’est donc du côté des références communes que sont revendiquées en priorité les influences. Les auteurs fondateurs, mais aussi peut-être les plus reconnus, sont le plus souvent cités. Hammett, avec cinq occurrences, est suivi de près par Chandler (quatre occurrences) et Thompson, pourtant plus contemporain (quatre occurrences). Hammett peut être cité comme référence incontournable, sorte de passage obligé des références noires, mais certains n’hésitent pas à mettre l’accent sur son influence, ou son parrainage, comme Jean Vautrin, qui cède à « l’envie de réaffirmer [qu’il se sent] de la lignée des enfants de HammettNote474. . » Chez les contemporains, c’est le nom d’Ellroy qui est le plus souvent cité. On souligne la puissance de son écriture et de son univers, sa capacité à renouveler le genre en le tournant vers la modernité et non vers une réécriture révérencieuse. Pour Dominique Manotti, la lecture d’Ellroy est une véritable révélation, qui va la mener vers l’écriture :
Je rentrais de vacances, j’avais prévu de passer mon mois d’août à écrire un article d’histoire, puisque je suis historienne, et qu’un article devait sortir à la rentrée dans une revue. Le premier jour, j’étais fatiguée, je ne voulais pas me mettre directement au travail, j’ai pris un livre au hasard dans ma bibliothèque, et je suis tombée sur L.A. Confidential d’Ellroy. Je ne connaissais absolument pas Ellroy, je l’avais acheté, en quelque sorte, en avance. Je l’ai lu et j’ai été très frappée par la force de ce livre et par sa remarquable construction, c’est un livre absolument génial. Du coup, je n’ai pas vraiment écrit mon article, j’ai lu tout Ellroy, avant Ma Part d’ombre, et avant la publication de White Jazz en français. Quand j’ai eu fini de lire ce qui existait en français, je me suis dit : moi aussi je vais écrire des polarsNote475. .
Les auteurs anglo-saxons sont nettement favorisés, qu’il s’agisse de « classiques » du genre comme Doyle, Hammett ou Chandler, Thompson, Himes, Cain, ou d’auteurs plus contemporains comme Ellroy, Cook, Behm, Bloch. Chez les Français, le néopolar est bien représenté, avec ADG, Manchette, Vautrin, Fajardie et Jaouen. Plus récemment, Daeninckx est cité, par Lakhdar Belaïd, « très fier de [s’]inscrire dans l’héritage d’un DaeninckxNote476. », ainsi que Benacquista. Chez les fondateurs français – du policier et non du noir –, seul Leroux est mentionné.
Enfin, deux auteurs appartenant à la littérature blanche sont annexés au roman noir : Modiano et Salinger. Luc Baranger tente de définir en les opposant polar et roman noir, en proposant pour ce dernier un exemple d’auteur :
Je préfère les romans noirs. J’aime Modiano et le désespoir chronique de son vocabulaireNote477. .
Virginie Brac reconnaît quant à elle que c’est en toute subjectivité qu’elle annexe au roman noir Salinger, qui fut une révélationNote478. .
La littérature légitime est convoquée à quarante reprises, avec trente-deux auteurs différents. La proportion entre auteurs français et étrangers est à peu près équivalente, et les références éclectiques. On notera toutefois la résurgence de Zola, considéré comme une influence majeure pour des auteurs privilégiant la dimension sociale du roman noir, ou de Céline, dont le pessimisme, la noirceur et la puissance stylistique sont revendiqués comme des influences déterminantes. En outre, quasiment tous les auteurs cités appartiennent au 20ème siècle, et lorsque le 19ème siècle est convoqué, c’est pour des auteurs réalistes ou naturalistes, loués pour leur style et pour la portée sociale de leur projet. Le seul auteur antérieur au 19ème siècle est Chrétien de Troyes, auteur de référence pour Dantec. On peut interpréter cette référence de deux manières essentiellement : il s’agit pour lui d’un ancêtre des auteurs relevant des littératures de l’imaginaire (parmi lesquelles le fantastique, la science-fiction, et surtout, pour ce qui nous intéresse, la fantasy, qui met en place des univers proches du Moyen Age occidental), mais c’est aussi une référence romanesque et épique, pour un auteur dont les romans portent les traces du registre épique.
Ces littératures de l’imaginaire, et notamment la science-fiction, sont régulièrement proposées comme influence ou lecture déterminante dans le développement de l’imaginaire de nos auteurs. À quinze reprises, des auteurs de fantastique, de science-fiction, de fantasy sont cités, parmi lesquels Ballard et Dick, à deux reprises. Ils le sont notamment par Dantec et Borrelli, deux romanciers qui vont mêler dans leurs textes roman noir et science-fiction (ou un genre proche).
Si l’on voit dans ces références un élément de la posture d’auteur, c’est que la référence littéraire est une façon de prendre place dans la communauté des écrivains, de s’inscrire dans l’histoire de la littérature. Même lorsqu’ils ne sont pas choisis dans le panthéon des écrivains consacrés par la postérité, les romanciers nommés sont généralement reconnus pour la qualité de leurs œuvres, y compris dans le roman policier : Leroux, Doyle, Hammett ou Chandler apportent leur prestige de fondateurs, de classiques du genre policier ou noir. Les auteurs de noir se réfèrent majoritairement à des écrivains consensuels, et lorsque les références sont puisées dans la contre-culture de la science-fiction, les auteurs sont connus et reconnus pour leurs capacités à innover, comme Dick, Tolkien.
Enfin, le paradoxe selon lequel les auteurs de roman noir refusent les valeurs de la littérature légitime tout en revendiquant les filiations d’auteurs on ne peut plus consacrés n’est qu’apparent. En effet, le rejet de la littérature blanche porte sur les valeurs imputées à celle-ci à partir des années 50, avec le Nouveau Roman et plus tard Tel Quel, et plus encore, sur celles attribuées à la littérature immédiatement contemporaine et française, pour ne pas dire germano-pratine. Les références convoquent plutôt la littérature réaliste, sociale, ou plus largement une littérature qui affiche son intérêt pour les questions politiques, sociales et humaines, là où la littérature blanche, des années 50 à aujourd’hui, s’en détourne. C’est également une littérature romanesque tournée vers le récit des destinées humaines, alors que la littérature postérieure à 1945, mettant au premier plan l’expérimentation formelle, boude les plaisirs du récit traditionnel et l’identification. Ne sont pas exclues les recherches stylistiques – la référence faite à Céline en témoigne – si elles s’accompagnent d’une volonté de représenter le monde. En outre, les références vont varier selon que l’auteur revendique pour sa propre production l’appartenance au roman noir ou tend plutôt vers une reconnaissance qui dépasse les limites du genre. Elles sont donc liées aux postures des auteurs.
Nous empruntons la notion de posture à Jérôme Meizoz. Rappelons que cette notion permet selon ce critique « une complexe mise en relation du champ littéraire, de l’auteur et de la singularité formelle des textes. » Il reprend cette notion à Alain Viala (qui lui-même reformule une notion employée par Bourdieu). Il s’agit d’une « manière singulière d’occuper une position singulière dans un champ », « une façon personnelle d’investir ou d’habiter un rôle voire un statut » :
Un auteur rejoue ou négocie sa position dans le champ littéraire par divers modes de présentation de soi ou « postures »Note479. .
La posture inclut deux dimensions : « les conduites non verbales de présentation de soi et l’ethos discursifNote480. ». Nous nous intéresserons ici au seul ethos discursif. Parce que « l’ethos discursif gagne à être pensé en relation souple avec la position et la trajectoire de l’auteur dans le champ », les postures ont été classées en deux grands types, selon le positionnement que l’auteur affiche vis-à-vis du champ de production restreinte, selon la manière qu’il a d’assumer ou non l’appartenance à un genre déclassé. C’est que, ajoute Jérôme Meizoz, « chaque posture ne fait sens qu’en relation avec une position, une trajectoire et un champ singulierNote481. . » Lorsque l’auteur se refuse à assumer cette position déclassée, lorsqu’il rejette l’idée d’une rupture du roman noir avec la sphère de la littérature légitime et revendique un statut comparable à celui des auteurs du champ de production restreinte, on admettra qu’il relève d’une posture de l’écrivain. Lorsqu’il assume et revendique au contraire son appartenance forte à un genre en marge de la littérature légitime, considéré dans ses spécificités textuelles, on admettra qu’il relève de la posture du marginal, posture qui se décline en nuances fort différentes.
Certains auteurs manifestent par leurs discours mais aussi par leur pratique du genre le refus de faire du roman noir un genre à part dans le paysage littéraire. Sans renier les spécificités textuelles du genre – du moins pour la plupart –, ils refusent de faire entrer leur pratique dans la catégorie du champ de grande production, et rejettent par ailleurs l’étiquette de paralittéraire, jugée dévalorisante. D’une manière générale, ils refusent la hiérarchie symbolique entre les romans publiés dans des collections générales, les collections « blanches » dotées d’un fort capital symbolique, et leurs propres romans, publiés dans des collections policières, marquées génériquement, romans a priori déclassés, dévalorisés. Contre l’exclusion et la ghettoïsation du genre, désireux d’une reconnaissance de leur travail de romancier sans toutefois renier leur appartenance au genre pratiqué, ils endossent l’ethos de l’écrivain, du créateur, par opposition à un ethos de producteur de récits de grande consommation. Ces positionnements discursifs s’accompagnent chez certains de choix génériques ad hoc, qui font que le roman noir tend vers les critères esthétiques, formels, du roman général, voire d’avant-garde. Textuellement, cela peut se traduire par la tentation de l’avant-garde, la dissémination ou l’hybridité générique, qui toutes peuvent menacer le roman noir dans sa spécificité générique.
Rejetant le ghetto paralittéraire, les auteurs de romans noirs vont reprendre à leur compte certains des traits des écrivains de littérature blanche ressortissant à la conception de leur fonction, et qui ont été dégagés par Nathalie Heinich dans son essai Etre écrivain. Création et identitéNote482. . Il est vrai que la critique souligne que certains n’hésitent pas à sacrifier la qualité de l’œuvre aux exigences matérielles, et elle y voit une caractéristique des écrivains dont les textes relèvent du champ de grande production :
Ce compromis [mercantile] se rencontre, typiquement, dans tout ce qui touche à la littérature « grand public », « populaire », « bas de gamme » (des « best sellers » de série aux « policiers », « érotiques » ou « romans à l’eau de rose »), autrement dit toute production répondant à la demande préexistante d’un lectorat peu sélectionné, et correspondant chez l’auteur à des motivations extérieures à la création –recherche de succès financier, satisfaction des besoins de divertissement du public ou souci de démocratiser l’accès à la lectureNote483. .
Mais les auteurs dont il s’agit ici vont précisément s’attacher à rejeter ce type de compromis, et adopter dans leurs discours mais aussi dans leur pratique du genre des caractéristiques les opposant au compromis mercantile, les dotant des traits des écrivains du champ de production restreinte. Ainsi, l’écriture va se trouver associée à différents traits et différents enjeux habituellement affectés à la création littéraire, dans une conception artistique de l’écriture.
Nathalie Heinich souligne l’importance du modèle vocationnel chez les écrivains. L’écriture est un don qui ne demande qu’à être révélé, et qui souvent apparaît dès l’enfance, profondément inscrit dans la nature de l’individu :
On comprend mieux ainsi l’importance de la reconstruction a posteriori qui préside aux récits d’enfance d’écrivain, renvoyant l’origine de la vocation à un temps reculé, hors de la responsabilité du sujet. La précocité apparaît comme la quintessence de la vocation et du don, permettant d’inscrire l’identité dans une nature et pas seulement dans une culture : on reconnaît là le principe de grandeur par la naissance propre à l’aristocratie – mais individualisée dans le cas de l’artiste, hors de toute lignée, de toute filiationNote484. .
Chez quelques écrivains du corpus, ce motif de la vocation apparaît ; l’écriture n’est pas un métier comme un autre, elle est un appel, ou tout au moins une nécessité apparue très tôt, conditionnant une destinée (c’est nous qui soulignons) :
Déjà gamine, j’écrivais des poèmes et des nouvelles. Je voulais être romancière ou journaliste. (…) Ecrire m’est aussi naturel que respirer, bien que ça fasse nunuche à dire, mais c’est vrai. Un écrivain, c’est quelqu’un qui écrit pour se dire, pour dire, qui travaille son écriture, pour qu’on puisse l’entendre, et partager les émotions qu’il jette sur le papier. Je pense que ce besoin d’écriture est né en moi, en devenir, et qu’il s’est développé dès que j’ai compris l’intérêt de combiner des syllabesNote485. .
À huit ans, c’est la révélation (…). Je vois à la télévision une émission sur Jules Verne (avec moult extraits de films spectaculaires). Les dés sont jetés (…)… À partir de ce jour, je ne penserai plus qu’à devenir écrivain. (…) Je claque la porte du lycée en pleine terminale et ne passerai jamais mon bac. Au moment où mes petits camarades passent l’examen, je gagne un concours de nouvelles organisé par le supplément « Rhône Alpes » du journal Le MondeNote486. .
J’ai toujours écrit, depuis toujours. Je suis née comme ça. (…) J’ai toujours écrit depuis que j’ai une plumeNote487. .
L’écriture est naturelle, innée, inoriginée, et le besoin ou l’envie d’écrire se sont révélés au sujet comme une nécessité ou une fatalité (positive). Ils apparaissent très tôt, et ils peuvent être associés au besoin d’exprimer ce que l’on est, comme on le voit ci-dessus dans les propos de Brigitte Aubert, qui parle de « se dire », de « partager [des] émotions ». Nathalie Heinich a souligné l’importance de cette expression de soi chez les écrivains qui vivent leur activité comme une activité de création et non comme une profession :
Les autres (…) revendiquent la recherche de soi-même comme seule justification de l’écriture : « Ce n’est pas une profession, c’est chercher soi-même », dit un poète. L’expression personnelle passe alors au premier plan (…)Note488. .
La posture du créateur ne se livre sans doute pas de façon aussi radicale chez les auteurs de roman noir, et chez Brigitte Aubert, à cette exigence d’expression personnelle se superposent d’autres motivations à l’écriture. Mais elle existe bel et bien. De la même façon, Pascal Dessaint, dont on se souvient qu’il ambitionnait au départ d’être publié chez des éditeurs de littérature blanche, entend « produire une littérature qui [lui] ressemble vraiment, [qui] soit [son] intime refletNote489. . » C’est dire que l’œuvre littéraire ne répond pas à des exigences extérieures, mais à une nécessité interne. Cette déclaration, quoique faite dans une revue spécialisée dans la littérature policière, date de 1994, à l’occasion de la sortie de son deuxième roman, Une pieuvre dans la tête, paru aux éditions de L’Incertain. Si ce roman est publié en collection blanche, il attire l’attention des spécialistes du roman noir sur ce jeune auteur, ce qui lui vaut d’être interviewé par Paul Maugendre dans 813. Rien d’étonnant en tout cas à ce que Pascal Dessaint adopte ici un ethos de créateur proche de la posture identitaire analysée par Nathalie Heinich.
En outre, les auteurs de roman noir déclarent des modes et des rythmes de production assez comparables à ceux des romanciers de la blanche. La lenteur, le primat de la forme, du style, sont mis en avant.
Je ne suis pas une rapide. J’ai besoin de longuement « ruminer » un thème, un paysage, des personnages, avant d’arriver à en faire quelque chose. (…) Ce qui, psychologiquement, est très difficile, et m’amène aux limites de la dépression : je me dis que je n’arriverai à rien, que je suis une ratée, etc… jusqu’au moment où survient le petit miracle : des éléments, jusque-là épars, se rejoignent brusquement et prennent sens, et l’histoire se construit, et je n’ai plus qu’à l’écrire, dans la joie, d’un seul coupNote490. .
Je ne travaille pas dans l’urgence. Il me faut généralement deux ans pour terminer un roman. (…) La forme est l’expression littérale du fond. Je peux rester une heure à choisir l’emplacement d’une virgule. Je suis très attachée à la respiration du texte, à la ponctuation, au sens grammatical d’un récit. La syntaxe est l’émanation de l’idée, de l’image qu’on veut susciterNote491. .
Ce qui peut me distinguer également, c’est la musicalité de la phrase. J’écris à l’oreille. J’entends des couacs, je rature, je modifie. Un roman s’écrira sur un mode ternaire, le tempo du jazz, alors qu’une nouvelle, plus syncopée, souscrira au binaire, la scansion rock. Quand on lit mes textes à voix haute, cette ligne de basse qui assoit les mots, on finit par l’entendreNote492. .
Cette volonté de se situer dans les modes de production des écrivains de la littérature légitime, par la lenteur, le soin apporté au style, trouve un écho dans les pratiques textuelles du roman noir.
L’ethos de l’écrivain se caractérise en effet par un certain nombre d’éléments discursifs, mais aussi par des pratiques textuelles qui infléchissent le genre. S’ils reconnaissent qu’il s’agit de pratiques romanesques différentes, ils accordent au roman noir les mêmes enjeux en termes d’écriture et de vision du monde. Ces prises de position ne valent pas seulement pour effet de discours, mais engagent également la pratique textuelle de ces auteurs, par laquelle ils tendent à prouver que le roman noir est une forme littéraire comme une autre et non une catégorie déclassée, de moindre qualité. On peut distinguer trois réalisations génériques de l’ethos de l’écrivain : la tentation avant-gardiste, celle de la dissémination générique, l’hybridité générique. Chacune d’entre elles sera illustrée par un ou plusieurs exemples précis.
Michèle Rozenfarb illustre la pratique avant-gardiste du genre, dans sa trajectoire vers l’écriture et dans sa pratique même du roman noir. Elle est née en 1948, mais ne publie son premier roman qu’en 1992, à l’âge de quarante-quatre ans. Elle exerce le métier de psychiatre et de psychanalyste dans le milieu hospitalier. Bien qu’arrivée tard au monde de l’édition, elle reconstruit sa trajectoire et adopte nombre de traits de l’écrivain en proie à la vocation telle que la dépeint Nathalie Heinich. Elle déclare en effet avoir « toujours écrit, depuis toujours », être « née comme ça », et elle corrige son envie tardive de se faire publier par la rapidité de la réponse positive de la prestigieuse maison des Editions de Minuit, son premier manuscrit ayant été « pris dans les vingt-quatre heures ». Si l’écriture est une révélation précoce, son arrivée dans le monde de l’édition ressemblerait en quelque sorte à une révélation, cette fois pour les éditeurs. Dès ce premier roman, qui n’a rien à voir avec le roman noir, apparaît un élément récurrent dans son œuvre et dans son discours : l’atypie, la capacité à jouer avec des codes et à s’en écarter pour proposer quelque chose d’original, de nouveau. Ce trait de son discours, lorsqu’elle évoque sa trajectoire et son arrivée au genre noir, a déjà été évoqué plus haut : les Editions de Minuit, en dépit de leur caractère avant-gardiste, ne pouvaient accueillir son deuxième roman, trop atypique. C’est en tout cas l’argument de l’atypie qu’elle avance pour expliquer le refus de son manuscrit suivant ; cette fois, le roman proposé est inacceptable parce qu’il est humoristique, tendance peu connue en France et peu goûtée selon elle des éditeurs.
Il y a eu un long moment où j’ai continué à beaucoup écrire, avec des personnages de plus en plus déjantés. Mais aucun de ces livres n’a trouvé d’éditeur, la plupart parce qu’ils étaient fort mauvais. D’autres, je persiste à penser qu’ils n’étaient pas mauvais, mais ils n’entraient dans aucun genre. (…) C’était du comique, du grand comique, avec des situations folles, et en France ça ne marche pas. Autant les Anglais sont très doués pour éditer ce genre de choses, autant en France on ne peut pasNote493. .
Elle convertit d’ailleurs son entrée dans le noir et dans la collection Série Noire, faisant de ce qui a été un choix contraint (l’envie de continuer à être publiée malgré les refus des Editions de Minuit) un choix consenti. La Série Noire a su accueillir ses romans, accepter l’originalité de son écriture :
Une fois en Série Noire, je m’y suis plue… et j’ai continué à plaire à Patrick Raynal avec mes histoires atypiques. Voilà, ce n’est pas plus compliqué que ça : une rencontre hors des sentiers battus du noir, si j’ose dire. (…) Non seulement l’atypie (de forme, de style) n’y était pas rejetée, mais encore elle y était bienvenueNote494. .
Ses trois romans se distinguent en effet par l’originalité et surtout par le travail effectué sur la narrationNote495. . Les thèmes traités ne sont pas originaux : l’enfance et le handicap dans Chapeau !, le handicap dans Junkie Boot, l’exclusion sociale et l’enfance maltraitée dans Vagabondages. Mais à chaque fois, le dispositif narratif éclipse des thèmes somme toute peu exploités, vis-à-vis desquels l’auteur semble prendre ses distances. Dans Chapeau !, la narration est polyphonique, deux récits homodiégétiques alternent, selon une énonciation de discours qui utilise le présent, la narration se rapprochant d’une narration simultanée. Il y a enquête (autour de la mort d’un enfant), mais les personnages d’enquêteurs traditionnels sont relégués au second plan, tout comme les thèmes traditionnels du roman noir. Ainsi, le défi pour Michèle Rozenfarb est de faire progresser le récit et l’histoire à travers la pensée et les actes de sa jeune narratrice, Chloé, enfant handicapée moteur qui ne peut communiquer par la parole ou par des gestes organisés. Le défi narratif est plus grand encore dans Vagabondages. Parler de narration est d’ailleurs abusif, puisque ce roman est entièrement dialogué, rythmé par quelques indications temporelles ressemblant à des didascalies, dans une histoire à la temporalité et à la tonalité tragiques. C’est par le dialogue mené par un officier de police que le récit se construit : il interroge un vagabond suspecté du meurtre de trois femmes, et au gré des questions et des réponses retranscrites par le policier, c’est le passé de l’homme, amnésique, qui ressurgit par bribes. La forme de l’interrogatoire, qui n’est pas sans faire penser au dialogue théâtral, souligne la quête herméneutique que peut être le roman noir, en même temps qu’elle exhibe le caractère tragique de cette exigence de vérité. En effet, ce dialogue permettra d’identifier le meurtrier réel, sans qu’il soit toutefois arrêté, et il conduira le suspect finalement innocent à la mort, tant l’épreuve herméneutique est violente pour l’amnésique. Michèle Rozenfarb s’empare donc de thèmes traditionnels du roman noir, tels que le meurtre en série, l’interrogatoire et l’enquête, l’exclusion sociale, l’enfance maltraitée, mais les fait passer au second plan, derrière le processus herméneutique lui-même, saisi dans sa procédure et ses enjeux, exhibé par un récit éclipsé, réduit à des bribes auxquelles le lecteur, comme le commissaire, s’efforce de donner sens.
On comprend que Michèle Rozenfarb se refuse à établir des distinctions de valeur entre roman noir et littérature blanche ; elle poursuit en effet le travail d’expérimentation formelle et de jeu avec les codes génériques qu’elle avait initié avec Tendre Julie. Le roman noir a des traits thématiques spécifiques, puisqu’il traite selon elle d’une « affaire très grave, par exemple des morts, sur fond de hasard malencontreux et d’imbroglios pas possiblesNote496. », mais l’essentiel est dans le travail de l’écriture, qui va mettre à distance ces codes génériques et permettre à l’écrivain de développer sa spécificité. Dotée d’un capital social fort (études supérieures, profession intellectuelle supérieure), elle ne voit pas dans le choix du roman noir un déclassement, bien que le choix en ait été quelque peu contraint, mais investit au contraire le genre de ses propres capacités à manipuler les attentes génériques, le tirant ainsi vers des pratiques textuelles traditionnellement affectées au roman d’avant-garde, et qu’elle avait d’ailleurs initiées elle-même aux éditions de Minuit. Le travail sur la forme, sur la narration, passe avant le traitement thématique, qui devient quasiment un prétexte à l’expérimentation formelle. Le genre n’est pas désavoué, il est renouvelé. Ainsi, le roman noir se voit affecter des problématiques littéraires d’avant-garde, tout comme la romancière, par ses discours et ses pratiques professionnelles, se classe dans le champ de production restreinte.
Par dissémination générique, il faut comprendre deux choses : un phénomène textuel uniquement, et un phénomène textuel et/ou éditorial. Dans le premier cas, l’écrivain pratique le genre en en diluant les codes ou les spécificités génériques, qu’elles soient thématiques ou structurelles. Le genre se dissémine au sens où ses contours se brouillent, se diluent, au point qu’il est parfois difficile d’identifier les traits textuels qui relèvent du roman noir. Pascal Dessaint illustrera cette première tendance. Dans le second cas, une relative dissolution des traits textuels du roman noir est accentué par la publication hors collection spécialisée : les codes du roman noir sont d’autant moins repérables que le roman noir n’est pas, a priori, estampillé « « noir ». Le roman noir se dissémine au sens où il s’éparpille dans le champ éditorial. Jean-Claude Izzo et Virginie Despentes illustreront cette posture, d’ailleurs accompagnée d’une posture éditoriale que l’on peut identifier comme celle du cheval de Troie.
Pascal Dessaint est né en 1964, dans une famille ouvrière (père ouvrier, mère au foyer) de six enfants. Il déclare écrire ses premiers romans vers l’âge de dix-huit ans : on retrouve ici la précocité de l’entrée en écriture, telle qu’elle est en tout cas présentée dans le récit biographique fait par l’auteur. Doté d’un capital scolaire fort (un DEA d’histoire contemporaine), il renonce à toute carrière autre que celle d’écrivain, et exerce divers petits boulots alimentaires, tels que veilleur de nuit dans un hôtel puis dans un musée, animateur radio. Son engagement dans la carrière littéraire est couronné de succès en 1992, date de publication de son premier roman, Les Paupières de Lou, chez un petit éditeur, sans que l’auteur ait alors le sentiment d’écrire du roman noirNote497. . Si l’écriture apparaît comme une vocation, en tout cas un choix précoce, le roman noir va quant à lui être une révélation surgie en cours de carrière, quoique rapidement. En effet, le deuxième roman de Pascal Dessaint est remarqué par le milieu du roman noir. Effectivement doté de traits textuels, structurels et thématiques du genre, il est chroniqué par des revues spécialisées, et l’auteur est comme on l’a vu interviewé par Paul Maugendre dans la revue 813. Cet accueil dans la communauté des lecteurs et des spécialistes est décisive. Son troisième roman est édité par François Guérif, en Rivages/Noir. Il reste à ce jour fidèle à cet éditeur, du moins pour sa production narrative. Ce déplacement générique lui semble tout naturel, et n’a pas entraîné chez lui de changement d’écriture. C’est que le roman noir est pour lui moins une affaire de codes structurels et thématiques qu’une question de regard, de point de vue sur le monde, et de tonalité :
Mon appartenance au genre polar découle sûrement moins de ma volonté d’écrire des histoires policières que du souci que j’ai du monde et de l’angoisse qu’il me procure. Cela explique que je ne pourrais pas écrire autre chose que du roman noir, bien que, lorsque j’envisage un livre, je ne me pose généralement pas la question du genre. Ça peut paraître étrange mais c’est ainsi. Parce que j’ai le mental tel que je l’ai, mes livres trouvent naturellement leur place sur la planète polar, du moins telle qu’elle est aujourd’huiNote498. .
Le glissement vers les collections noires ne semble donc pas, dans un premier temps, infléchir la conception de l’écriture et du roman de Pascal Dessaint. Pourtant, au fil des ans, les raisons du choix de l’écriture semblent s’infléchir quelque peu. En effet, dans un premier temps, il affiche des traits relevant clairement d’un statut d’écrivain du champ de production restreinte, le besoin d’écrire résulte d’une « seule intention », « produire une littérature qui [lui] ressemble vraiment, qui soit [son] intime reflet ». Ces propos sont tenus au début de la carrière d’écrivain, en 1994, comme on l’a vu. On peut penser que Pascal Dessaint est encore largement imprégné d’une conception de l’écriture relevant de la littérature blancheNote499. . Lorsque nous l’avons rencontré en 2003, il a livré cette conception du roman (noir) et plus largement de l’écriture telle qu’il la pratique :
Le roman est impliqué dans la vie réelle, engagé, mais attention au sens de ce terme. Il résulte de cette implication le souci de certaines causes, la volonté de rendre compte de certaines réalités. C’est une forme d’engagement, un témoignage, une volonté d’indignation. (…) L’essentiel reste l’imaginaire. Les livres ont peu de répercussions, juste un rôle de vigile, d’alerte. Je travaille documentation à l’appuiNote500. .
La pratique du genre, l’immersion dans le microcosme du roman noir français semblent donc avoir infléchi sa conception de l’écriture, décentrée de l’expression personnelle, dégagée d’une littérature conçue comme reflet de l’intimité, pour aller vers un regard porté sur l’extérieur, sur le monde. Qu’en est-il de sa pratique réelle du genre ? On se souvient que Pascal Dessaint, comme Michèle Rozenfarb, se plaît à être atypique, à sortir des sentiers battus, comme il le dit. De même, il établit une différence générique, et pas seulement terminologique, entre roman noir et polarNote501. . De fait, les deux veines existent dans sa production. Du bruit sous le silence correspond à ce qu’il appelle un « polar », puisqu’il y a enquête criminelle et résolution. Il produit aussi, et en plus grand nombre, des romans noirs, qui ne comportent pas nécessairement ces éléments, tout en gardant la même faculté d’observation. La violence et la mort sont une constante de son univers romanesque, mais le meurtre intervient à des degrés divers dans ses romans. Ainsi, dans Les Paupières de Lou, son premier texte publié, dans À trop courber l’échine, le meurtre n’intervient que tardivement, voire dans le dénouement. Le crime ne déclenche donc pas le récit. Dans La Vie n’est pas une punition, le meurtre est absent, même si le roman se clôt sur un hold-up sanglant où le narrateur, Emile, voit mourir sa petite amie et son meilleur ami. En revanche, Une pieuvre dans la tête et Bouche d’ombre sont construits autour d’une série de meurtres. Il n’est pas rare que Pascal Dessaint distingue entre la veine noire de sa production (Les Paupières de Lou, Une pieuvre dans la tête et Bouche d’ombre), la veine « polar » (Les Pis rennais, épisode du Poulpe, et Du bruit sous le silence) et la veine « bluesy », composée des romans construits autour du personnage d’Emile (La Vie n’est pas une punition, À trop courber l’échine), qui selon l’auteur « pourraient être publiés en blanche », car ils « n’ont pas un schéma classique ». Néanmoins, si l’on excepte l’épisode du Poulpe, dans lequel l’auteur se conforme au cahier des charges de la collection, il est un point commun aux romans de ces différentes veines génériques, l’attention portée au style et aux techniques narratives. Pascal Dessaint affectionne en effet la narration à la première personne, qui lui « permet de pénétrer les personnages, de les vivre de l’intérieur », ainsi que la polyphonie, « jeu de transformation plus apparent, [qui] permet l’expression de la complexité, de compléter les points de vue, de faire naître des contradictionsNote502. ». Dans Une pieuvre dans la tête, la polyphonie ménage une alternance entre le récit à la première personne, dans une énonciation de discours, et un récit à la troisième personne, dans une énonciation historique au passé simple et à l’imparfait, beaucoup plus classique.
Pascal Dessaint revendique l’appartenance au roman noir, mais il n’y voit pas un motif d’enfermement dans un quelconque ghetto littéraire. De même qu’il se refuse à établir des hiérarchies symboliques fondées sur des qualifications génériques, il a une vision et une pratique souples du genre, lequel ne correspond pas à des traits structurels ou thématiques obligés. Il s’agit plutôt d’une palette de possibilités narratives, qui cèdent le pas à la vision portée sur le monde, au travail de l’écriture pour rendre compte de l’intériorité d’un regard confronté au monde ; car, comme il le dit en 2003, « ce qui est important, dans le polar, c’est le sens de la tragédie », reprenant ainsi des propos tenus en 2001 :
Le roman noir, c’est de la tragédie, de la dramaturgie, une littérature qui se soucie du monde (…) et une littérature qui aborde la question de la mortNote503. .
De fait, c’est l’autre point commun des romans de Pascal Dessaint. Si certains s’achèvent sur une fin ouverte (Les Paupières de Lou, par exemple), le dénouement est toujours funeste, car les personnages meurent, sont emprisonnés, condamnés à la fuite, en ayant perdu les êtres qu’ils aimaient, amis, amants, compagnes. Qu’ils s’écartent des codes du roman noir ou policier, ou qu’ils en jouent, les romans de Pascal Dessaint sont toujours noirs, c’est-à-dire ici violents et tragiques, hantés par la mort. C’est en ce sens que l’on peut parler de dissémination générique. Quoique publiés sans ambiguïtés dans une collection noire ou affectés au genre noir, ses romans montrent la tendance du genre à jouer avec les codes structurels et thématiques, à diluer les motifs traditionnels du meurtre et de l’enquête dans une vision sombre, pessimiste, tragique de l’homme.
Il est un autre degré de dissémination générique, qui consiste à publier des romans noirs dans des collections blanches, en ayant une pratique brouillée du genre, à tel point que les romans ne sont pas présentés – et encore moins perçus – comme des romans noirs. Pourtant, ils comportent nombre de traits thématiques, voire structurels que l’on peut attribuer au roman noir. Il en va ainsi de Virginie Despentes. Faute d’avoir pu recueillir un échantillon intéressant de ses propos, il est difficile de savoir si elle a conscience d’écrire du roman noir. Lorsqu’elle est interrogée par des journalistes, c’est en général dans la presse non spécialisée, tendant vers les contre-cultures. Quoi qu’il en soit, ses deux premiers romans, Les Chiennes savantes et Baise-moi, sont publiés chez un petit éditeur, Florent Massot, dans une collection dédiée à des romans noirs au ton nouveau. Ces deux romans sont à n’en pas douter des romans noirs, par leurs thèmes et leur structure. En effet, Les Chiennes savantes est un roman construit autour du meurtre de deux jeunes femmes travaillant dans un peep-show, représentant l’univers de la nuit, de la pornographie, dans une atmosphère nocturne, urbaine, très violente, et dans un style marqué par l’oralité. Le roman se clôt sur un meurtre et un suicide. Dans Baise-moi, le lecteur assiste à la dérive meurtrière de deux jeunes femmes, le roman explorant toujours les milieux de la pornographie et de la prostitution sans concession au beau langage ; là encore, l’issue est tragique, l’une des deux jeunes femmes est tuée dans un braquage tandis que l’autre se fait arrêter. Le troisième roman marque un infléchissement, générique et éditorial, et pourtant il s’agit bien d’un roman noir. Certes, Les Jolies Choses est publié dans une collection blanche, chez Grasset, et certes, la fin est positive. Pourtant, on retrouve le thème cher à l’auteur, la domination masculine, et des thèmes fréquents dans le roman noir, comme la substitution d’identité, dans un monde toujours aussi urbain, décadent et nocturne. C’est l’envers du décor qui est révélé, l’univers du show-business faisant l’objet d’une peinture au vitriol. Rien d’étonnant à ce que, lors de la publication, les lecteurs de roman noir aient immédiatement annexé ce roman au genre. Néanmoins, il n’en a pas été de même dans la critique. On a simplement vu dans ce passage à la blanche un signe d’assagissement et de maturité de la part de la sulfureuse Despentes, qui quittait les sphères du noir ultra-violent pour aller vers les rivages plus paisibles du roman. Il y a bien dissémination générique ici, au niveau éditorial, et non textuel. On ne peut parler en effet de véritable rupture entre les deux univers (sinon par le dénouement, positif mais amer), juste noter un déplacement éditorial. Cependant, les contours du genre se brouillent, du fait des étiquettes éditoriales.
Le cas de Jean-Claude Izzo est différent. Sa veine « noire » est avérée en Série Noire, avec la trilogie marseillaise, qui reprend les motifs du genre, dans une structure d’enquête qui vaut pour marqueur générique clair. Avec Les Marins perdus et Le Soleil des mourants, il brouille les pistes, publie hors collection noire, et prétend s’écarter du roman noir. Pourtant, en dépit de l’absence d’enquête, ces deux romans correspondent à de nombreux traits du roman noir : peinture sociale, issue tragique, violence. Le regard désenchanté sur le monde est le même, tout au plus les préoccupations y sont-elles moins directement politiques (la trilogie marseillaise est fortement liée à la volonté de dénoncer l’extrême-droite), et la structure moins policière.
Cette dissémination générique, lorsqu’elle s’accompagne d’un déplacement éditorial vers les collections blanches, est interprétée par certains éditeurs spécialisés dans le roman noir comme une stratégie du Cheval de Troie, bénéfique au roman noir et à leurs auteurs, qui gagnent ainsi en légitimité. Le phénomène est analysé par Patrick Raynal :
Moi, je n’édite que des livres qui sont de vrais « Série noire », qui ne trichent pas avec elle. Mais les auteurs peuvent vouloir s’exprimer en littérature blanche. (…) Ça arrive de plus en plus. Et ça arrivera de plus en plus. Pour des tas de raisons. Ce n’est pas gênant, ni dangereux pour la littérature noire. Moi, au contraire, cela m’intéresse parce que ça signifie que les autres éditeurs ont compris que la littérature noire était un formidable vivier. Ils ont envie, maintenant, de venir y puiser, ils viennent nous démarcher. Les auteurs qui, avant, s’étaient fait un nom dans la littérature blanche demandent à être publiés dans nos collections. Ça, ça m’intéresse. Parce que c’est, à mon sens, la reconnaissance de la véritable importance de la « Série noire » dans la littérature françaiseNote504. .
Ce discours a cependant ses limites : peut-on parler de légitimation du genre lorsque les romans publiés en collection blanche, même identifiables comme romans noirs, ne sont plus, de fait, identifiés comme tel ? À brouiller ses contours génériques pour mieux se glisser dans les collections blanches, le roman noir ne risque-t-il pas de disparaître en tant que tel ? L’accès à la légitimité ne se fait-il pas au prix d’une dissolution générique ? Il faudra examiner ces questions au moment d’un bilan sur la légitimation du genre dans la période des années 1990-2000.
Pour certains, ces questions sont typiquement françaises et totalement dépassées. L’avenir de la littérature n’est de toute façon pas dans les genres, que l’on peut mêler au point d’en écarter l’idée même. Au-dessus des genres, il y a le livre, la littérature du futur : Maurice G.Dantec entend bien en être l’annonciateur.
C’est à travers le cas de Maurice G.Dantec que nous aimerions étudier l’hybridité générique, qui est cependant pratiquée par d’autres auteurs de notre corpus, comme Paul Borrelli. Mais Dantec a la particularité d’être une figure médiatique, qui s’exprime souvent et en abondance, hors des sites spécialisés, et qui marque les esprits dès la publication de son premier roman, La Sirène rouge. En outre, l’évolution de son discours sur la littérature, articulé sur la notion de genre, est intéressante parce qu’elle accompagne sa pratique effective des genres, son évolution en tant que romancier. Dantec lie en effet l’hybridité générique et plus largement la question du genre à l’avenir même de la littérature, adoptant non seulement l’ethos de l’écrivain mais aussi celui du prophète.
Les trois premiers romans de Maurice G.Dantec ont été publiés dans des collections spécialisées dans le roman noir. Pourtant, leur identification générique ne va pas de soi, et de La Sirène rouge à Babylon babies se dessine une évolution générique intéressante, du roman noir vers la science-fiction, alors même que les trois textes composent un cycle, en continuité chronologique, avec des personnages récurrents. Rappelons que La Sirène rouge est en quelque sorte une œuvre de commande, par laquelle il s’applique à respecter les attentes génériques propres au roman noir. Au fil des trois romans, sa liberté générique s’affirme, et Dantec semble revenir, avec Babylon babies, à ses premières amours, la science-fiction, et plus précisément le cyber-punk. On voit donc se dessiner une évolution très nette : La Sirène rouge est sans aucun doute possible un roman noir, Babylon babies échappe en revanche au roman noir pour se classer dans la science-fiction, tandis que le deuxième roman, Les Racines du Mal, est le plus marqué par l’hybridité générique. En effet, avec La Sirène rouge, Dantec transpose à notre époque et dans notre société ce qu’il estime être l’esprit du roman noir, c’est-à-dire un regard désenchanté sur une société en perdition. Parmi les éléments qui ancrent le roman dans l’histoire et la société contemporaines, on relèvera la qualité de mercenaire de Toorop, qui officie en ex-Yougoslavie, en pleine guerre de Balkans, et les snuff-movies. L’argument est le suivant : Alice, enfant de treize ans d’une intelligence supérieure, découvre que sa mère et son beau-père ont mis sur pied un réseau de vente de cassettes, où ils enregistrent des meurtres qu’ils commettent eux-mêmes. Après avoir alerté la police, Alice est pourchassée par des tueurs à la solde de sa mère ; dans sa fuite, elle rencontre Toorop qui la prend en charge un peu malgré lui, et la conduit au Portugal où elle espère rejoindre son père. Réseau criminel, fuite, enquête policière, chasse à l’homme sont autant d’éléments constitutifs du roman noir. De même, les personnages reprennent des grands types du genre, tels que la victime potentielle, les policiers – avec notamment Anita Van Dyke, en butte à sa hiérarchie, comme il se doit –, les tueurs professionnels, le héros justicier –ici doublé d’un guerrier professionnel, réactualisation du détective et du justicier solitaire qui peuplent les romans noirs. Dans ce roman noir à la structure de road-movie, l’enquête n’est pas l’élément structurel déterminant, car le lecteur et les personnages connaissent les données criminelles dès le départ.
Avec Les Racines du Mal, l’hybridité générique est clairement constituée. L’action se situe au tournant du 21ème siècle, l’anticipation est donc bien présente, quoique légère. D’un point de vue thématique, Dantec s’aventure dans une tendance récente très exploitée, le tueur en série. La structure est une structure d’enquête en deux temps, d’abord autour du personnage de Schaltzmann, psychopathe, puis autour d’une secte de tueurs en série aux fantasmes millénaristes se déployant dans toute l’Europe. D’un point de vue structurel et thématique, la dominante générique est noire. Pourtant, un certain nombre d’éléments tire le roman vers la science-fiction. Outre la date de la diégèse, les avancées technologiques permettent à Dantec d’évoquer le futur proche et le chaos qui menace. La machine nommée neuro-matrice, douée d’intelligence artificielle, analyse des données de manière à identifier un cerveau malade. Elle est donc un outil recherche et d’enquête pour son propriétaire, le docteur Darquandier, qui réapparaîtra dans le roman suivant. Globalement, la science-fiction vient perturber la dominante noire, sans la remettre en cause.
En revanche, Babylon babies relève de la science-fiction ; l’action se situe en 2013, dans un univers référentiel qui a vu se mettre en place des avancées technologiques spectaculaires et de grands bouleversements géopolitiques. Dantec construit, à l’aide d’un vocabulaire scientifique et technique abondant, un univers imaginaire où les frontières entre présent et futur, entre réel et virtuel se brouillent, où les androïdes, les clones, les neuro-matrices aux puissances décuplées font partie du quotidien. L’intrigue est construite autour du transfert d’une jeune femme porteuse de mutants, représentants de l’humanité à venir. Que reste-t-il du roman noir dans cet univers ? Il en reste quelques personnages, quelques motifs, tels que la mafia, la chasse à l’homme.
On pourrait considérer bien sûr que pour un auteur venu de la science-fiction, cette évolution est logique, et constitue un retour progressif aux sources, à partir d’une œuvre contrainte génériquement par la « commande » d’un éditeur de roman noir. Mais l’hybridité générique n’est pas réductible à cela chez Dantec, elle est le fruit d’une vision du monde mais aussi de la littérature. Par son discours comme par ses romans eux-mêmes, Dantec se situe entre deux genres, se refusant d’ailleurs à les opposer. Son discours s’est d’ailleurs infléchi au fil des ans, faisant évoluer son projet littéraire.
Le premier champ dans lequel Dantec est amené à se situer est celui du roman noir. Il emploie volontiers l’expression « roman noir », et en 1996, accepte de se situer dans la lignée des auteurs de romans noirs :
Tous les auteurs de roman noir tournent autour des mêmes problèmes. C’est-à-dire l’aspect constitutif du crime dans la société humaineNote505. .
Revenant des années plus tard sur son parcours, il déclarera néanmoins que son objectif était de se situer dans l’héritage du roman noir et de le dynamiter :
Le personnage récurrent fut pour moi, à l’époque, le moyen paradoxal d’assumer l’héritage de la Série Noire, où je publiais, et de préparer la voie à son anéantissement. (…) Ainsi, pendant l’écriture des Racines du Mal, je me rendais parfaitement compte que je reconfigurais, avec Darquandier et sa neuromatrice, une sorte de doublon analogue à celui formé par Sherlock Holmes et le docteur WatsonNote506. .
Dantec utilise la locution « roman noir » au sens où l’emploie Patrick Raynal, désignant ainsi un regard sur le monde, plus qu’un genre codifié. Dans des propos plus récents, il prend ses distances avec le roman noir, se moquant de la posture de rebelle littéraire adoptée par les auteurs :
Chez les adeptes du « roman noir », il m’est arrivé fréquemment de constater les mêmes patterns, les mêmes revendications affichées de se tenir à l’écart de la littérature dite « blanche » et de se situer là aussi « au cœur du genre », dans le but inavoué, le plus souvent, de masquer leurs propres faiblesses stylistiques ou structurellesNote507. .
Dès lors, il préfère se situer entre deux genres, le roman noir et la science-fiction, qui ont pour lui des racines communes :
Il n’est pas anodin que le roman noir et la littérature de science-fiction partagent cet attrait pour les « connaissances interdites », pour l’au-delà des apparences, pour la nature cachée de l’homme. Aussi étrange qu’il y paraisse à première vue, science-fiction et roman noir criminel sont deux rameaux distincts nés d’une racine commune. Et cette racine c’est le roman fantastique gothique des années 1780-1820, dans lequel Poe, puis Conan Doyle ont puisé pour créer l’atmosphère de leurs premiers romans « policiers » modernes, c’est-à-dire le croisement du récit criminel à tendance fantastique et de l’instrumentation technique du 19ème siècle industrielNote508. .
Le discours sur l’hybridité générique s’est donc affirmé au fil du temps, passant d’une relative indifférence aux classifications à une revendication de l’hybridité générique. Pourtant, alors que l’hybridité générique doit permettre d’abolir les frontières entre les genres, elle va donner lieu à de nouvelles catégorisations, que l’auteur rejette :
Au milieu des années 90, on a voulu soi-disant abolir les genres, voire, comme je l’ai tenté, refabriquer des hybrides. Ce que j’ignorais pour ma part, c’est que l’édition marchande y verrait aussitôt la naissance d’un nouveau genre que l’on tenta d’estampiller polar-SFNote509. .
Au tournant des années 1990-2000, Dantec va donc élaborer un discours nouveau, autour de la notion de roman transgénique. Il va rejeter les catégorisations génériques, reprenant à son compte l’opposition entre bons et mauvais livres :
Je ne cherche pas à aller du polar à la science-fiction. Ce sont des catégorisations qui permettent aux petits écrivains et aux petits lecteurs de savoir ce qu’ils doivent faire. Je ne cherche pas non plus à créer un nouveau genre, comme certains ont pu le dire, qui serait le polar-SF, constitué des deux genres. Pour moi, un grand roman est un grand roman, qu’il soit écrit par Cormac McCarthy, James Ellroy ou Philip K.Dick. (…) Le reste, ce sont les catégorisations, les étiquettes que les auteurs veulent se voir accolées par conformisme : on est écrivain de science-fiction, écrivain de romans noirs, ou au contraire on est goncourisable… Tout cela n’a plus aucun rapport avec la littérature, plus aucun. Pour ma part, je suis écrivain, romancier : le reste ne me touche pasNote510. .
Dès lors, Dantec va utiliser l’hybridité générique parce qu’elle sert sa volonté de faire un roman métaphysique et parce qu’elle lui permet d’élaborer un projet esthétique. Ainsi, il convoque le roman noir via des éléments thématiques et structurels en prise sur l’époque, pour véhiculer un discours moral très sombre sur notre société. Mais dans la mesure où ses angoisses les plus fortes portent sur les bouleversements géopolitiques et les avancées technologiques et scientifiques (clonage, intelligence artificielle), il se projette dans un futur proche et convoque la science-fiction, où se trouve la majorité de ses influences. La littérature a pour vocation essentielle de parler du monde, de construire un discours et une représentation du monde :
Si [la littérature] ne fait rien pour dire quelque chose sur l’état du monde, elle disparaîtra en tant que littérature, même si la production de livres continue dans le système marchand. Et si l’écrivain français ne réagit pas, s’il ne comprend pas que les mutations en cours sont là, qu’elles changent le monde, s’il n’a plus rien de pertinent à dire par rapport à ça, la littérature française s’éteindra d’elle-mêmeNote511. .
Au-delà, c’est la recomposition de la littérature qui est en jeu. Le positionnement de Dantec passe par deux éléments. Il lui faut d’abord dénoncer, en polémiste, l’inanité des genres littéraires et du paysage littéraire tels qu’ils existent, et proclamer la mort de la littérature ou tout au moins des genres :
De part et d’autre du champ de bataille, dans les décombres de notre littérature, on peut voir des ombres titubantes se dressant les unes contre les autres pour un combat absurde et sans espoir : les microghettos de la littérature de genre ne produisent plus –à quelques rares exceptions près –que des récits précalibrés et indigents sous des couvertures que le plus mauvais directeur artistique de l’âge d’or des pulps aurait disposé à proximité de la cuvette des chiottes. En face, -et là aussi, à quelques exceptions près, une cohorte de faiseurs mondains s’évertue à revendiquer qui l’héritage de Proust, qui celui de Gide, ou alors de Céline, de Virginia Woolf, voire d’Henry Miller, quand on ne sombre pas dans le pathétique qui caractérise ceux qui se prennent pour des réincarnations de James Joyce. Littératures de genre et littérature générale vivent ainsi parfaitement séparées les unes des autres dans leurs petites machineries respectives, alimentant chacun leur petit réseau d’éditeurs, de lecteurs, de fans et d’écrivains, et je ne parle pas des journalistes. (…) D’un côté, la littérature dite sérieuse continue d’occuper l’espace prétendument noble qui lui est dévolu, celui du réalisme psychologique et du classicisme formel (ou du néoclassicisme et de ses divers avatars). De l’autre, la littérature dite de genre s’enferme avec complaisance dans son rôle de tiers-état collabo en continuant de privilégier les mythologies et les narrations traditionnelles, tout en ne sachant pas vraiment faire la différence entre les textes intéressants et les copies de seconde catégorie, quand elle ne sombre pas purement et simplement dans la médiocrité la plus crasse et l’illisibleNote512. .
Lui-même doit contribuer à la mort de ce qui existe, faire exploser les catégories littéraires et plus généralement discursives ; en les mêlant, il fait œuvre de création et de destruction tout à la fois.
La fiction que nous devons inventer pour le 21ème siècle devra sans doute se concevoir comme le moment où s’actualisera un processus qui soumettra l’empire de la marchandise-discours à de nouveaux types de narrations qui recombineront de façon créatrice (donc destructrice) les catégories du langage dans lesquelles on a voulu enfermer la Parole, le feu du Verbe, et qui pour cette raison même retrouveront le souffle mystique de certains grands textes sacrés, de certains codex. Des narrations mutantes pour lesquelles les dimensions psychologiques, biopolitiques, affectives, charnelles, organiques et métaphysiques à l’œuvre dans l’hominisation, et ses moments de renversements paradoxaux (…) seront des continuums imbriqués, dont il s’agira de décrypter le code spécifiqueNote513. .
Dantec endosse l’ethos du prophète, comme en témoigne ici le futur de l’indicatif et le lexique à connotation mystique et religieuse. Il lui faut ensuite annoncer l’avènement d’une nouvelle littérature, mais cela passe par un discours sur le monde. Dantec ne cesse de s’exprimer sur toutes sortes de sujets : littérature, fractures politiques et géopolitiques, balkanisation, guerres inter-ethniques, génétique. Un discours commun transparaît, quel que soit le sujet abordé : l’apocalypse est pour demain. Cette inflation de discours commentatif aboutit à la publication de son journal, Le Théâtre des opérations, en 2000. Il s’exprime aussi longuement dans des festivals, et l’on peut mentionner à ce titre son intervention au festival « Science Frontière », à Cavaillon, en janvier 2000, intitulée « Vers une transmutation biopolitique de l’économie humaine ». Il y est question du devenir de l’humanité et de la littérature, dans un discours généralisant au futur de l’indicatif, ponctué d’incitations au changement, dans un ton emphatique et oratoire qui fait la part belle aux anaphores. Dantec pose un discours d’autorité, investi par la vérité. Ces questionnements scientifiques, éthiques et philosophiques envahissent les romans, notamment Les Racines du Mal et surtout Babylon babies, dont les remerciements et dédicaces témoignent d’une hybridité générique qui va bien au-delà de la littérature. En effet, dans les remerciements qui ouvrent Les Racines du Mal, on trouve notamment les noms de Whilhem Reich, de Gilles Deleuze, Félix Guattari, Jean Baudrillard, Stephen Hawking, Gerard K.O’Neill. Dans Babylon babies, Dantec remercie « Jeremy Narby, pour ses études sur l’ADN », Salomon Resnick « pour ses études sur l’expérience psychotique », « l’équipe du docteur Ian Wilmut, pour Dolly, (…) celle du Princeton Experiment Advanced Laboratory pour les interactions quantiques homme-machineNote514. ». Les romans se nourrissent de questionnements éthiques, philosophiques, scientifiques, technologiques, dans des discours généralement pris en charge par le narrateur ou par des personnages. Surtout, ils se veulent des expérimentations du futur, des « laboratoires dangereux », des « créations transgéniques ». Ce renouvellement du questionnement romanesque, qui dépasse les frontières du littéraire, passe par l’hybridité générique. Chez Dantec, la vision de la littérature est biologique :
Le monde ne peut plus être décrit pas l’épure ou l’épuration. Mais par le foisonnement et le métissage. Par le croisement génétique, le bricolage et l’explosion labyrinthique, paradoxale et mutagène. Par l’expérimentation trans-narrative (au sens de transgénique).
Au-delà de l’explosion générique se trouve donc l’espoir d’une troisième voie pour la littérature, dont il serait bien sûr un précurseur, et c’est peut-être ce qui explique son goût pour l’anticipation :
Le rôle du romancier d’anticipation, c’est justement d’anticiper. (…) La littérature ne sert pas à décrire le réel mais à le produireNote515. .
C’est que « les écrivains ont été, sont, seront des prophètes, ou ne seront pasNote516. . » Il adopte le concept de « littérature mondeNote517. ». Il s’agit de prophétiser l’avenir de la littérature :
Faire de nos livres des laboratoires dangereux, où s’élaboreraient de nouvelles synthèses, essais-romans-virus décodant le champ même de la littérature pour y injecter de nouvelles combinaisons génétiques, donnant naissance à des créations transgéniques dont on peut espérer qu’elles ne subiront pas le même sort que les OGM et les clonesNote518. .
Cette posture prophétique se donne à lire dans les romans eux-mêmes, dans les choix génériques, bien sûr, mais aussi thématiques. L’ethos prophétique prend par exemple le visage d’un personnage, Marie Zorn, dans Babylon Babies. Créature complexe, elle porte des bébés mutants. De même, l’ethos prophétique passe par les propos de l’écrivain Dantzig, double transparent de Dantec, ou de Darquandier, dans des discours qui ne sont pas sans faire penser à ceux de Dantec dans son journal ou ses articles. Dantzig est ainsi romancier d’anticipation, et il dit avoir créé Marie Zorn, qui, de personnage romanesque, est devenue réelle :
J’avais imaginé l’histoire d’une schizophrène à personnalités multiples qui devenait l’enjeu de l’économie du futur. Je m’étais inspiré des travaux de Deleuze et Guattari, mais aussi de Timothy Leary, de McKenna, ou d’autres pionniers des sciences neuronales. C’est alors que j’achevais le livre que j’ai entendu parler des travaux du docteur Mandelcorn et de son équipe. (…) Mais le plus fort, monsieur Toorop, c’est que Marie ressemblait trait pour trait à la créature que j’avais imaginée, et que son histoire recoupait en plus d’un point celle de mon personnage… voilà, monsieur Toorop, autrement dit j’avais inventé Marie ZornNote519. .
Marie Zorn est une synthèse, elle est porteuse de l’humanité en devenir, tout comme les romans de Dantec, synthèses des genres littéraires, vont – selon lui – amener la littérature vers une troisième voie salvatrice. L’ethos prophétique est certes construit par les discours d’accompagnement ou extra-romanesques, mais il se construit aussi par les stratégies textuelles.
Ces discours sur les genres et la pratique de l’hybridité générique déroutent la réception mais permettent à Dantec de gagner son pari, au moins au niveau médiatique. Il est vrai que critiques et lecteurs ont du mal à classer Dantec. Ils convoquent le roman noir et la S.F., mais aussi le roman-feuilleton, le roman d’aventures, le roman philosophique. Les critiques masquent parfois leur malaise en déclarant que somme toute, Dantec écrit avant tout du roman contemporain. Ces hésitations sont surtout marquées pour Babylon Babies, ce qui est presque surprenant. S’il n’est pas difficile de comprendre que La Sirène rouge ne pose aucun problème de catégorisation, il est plus surprenant que Les Racines du Mal n’attire pas l’attention des critiques, car d’un point de vue poétique, ce roman est bien plus marqué par l’hybridité générique que Babylon Babies. Au sujet du deuxième roman, on a simplement parlé de polar hors-normes, de polar d’anticipation, voire de cyber-polar (sur le modèle de cyber-punk). En revanche, le hiatus entre la dominante générique de Babylon Babies – S.F. – et la collection – noire – a déconcertéNote520. . Il faut tempérer ce constat qui concerne avant tout les critiques. Les réactions de lecteurs sur les forums de discussion consacrés au polar et à la science-fiction révèlent quant à eux plusieurs choses. Tout d’abord, Dantec a déconcerté les amateurs de romans noirs avec Babylon Babies, sans toutefois remettre en cause l’appartenance de ce roman au genre noir. Ensuite, il est clair que l’on parle davantage de lui sur les forums consacrés à la science-fictionNote521. . Les lecteurs de science-fiction l’ont adopté sans réserve, même si on lui reconnaît une tendance au noir, mais qui semble traduire l’idée que son univers est fort sombre, rien de plus. Certains lecteurs sont déconcertés par la proximité temporelle de son univers fictionnel. S’il n’est pas surprenant de trouver Babylon Babies dans les ouvrages de science-fiction, il est plus étonnant – mais pas sans fondement – de voir Les Racines du Mal considéré comme un roman cyber-punk : tel est pourtant le cas sur le site www.elbakin.net, consacré aux littératures de l’imaginaire (fantastique, fantasy, science-fiction, etc.). En outre, Dantec a obtenu le prix Rosny-Ainé, prix qui récompense un auteur de littérature d’anticipation.
Quoi qu’il en soit, l’hybridité générique chez Dantec est un moyen de faire évoluer le genre du roman noir, et une tentative pour faire sortir ce type de littérature du ghetto paralittéraire, par l’expression d’un projet avant-gardiste. Dantec semble d’ailleurs avoir réussi, à la fin des années 90, ce pari avant-gardiste auprès des médias. Sa posture prophétique, indissociable de l’hybridité générique, a fait voler les frontières génériques en éclat, brouillé la réception, et cela lui a finalement valu de se retrouver au sommaire du numéro du Magazine Littéraire de novembre 2000, dans un dossier consacré aux avant-gardes littérairesNote522. . Nul ghetto littéraire ici, nulle classification dans tel ou tel genre (roman noir, science-fiction), mais le constat du caractère novateur de son projetNote523. . L’hybridité générique est donc bien perçue comme un signe de modernité littéraire.
Si Dantec stigmatise la marginalité des auteurs de romans noirs, signe de manque d’ambition et de qualité selon lui, d’autres auteurs, minoritaires il est vrai, vont revendiquer cette position, adoptant ce que l’on pourrait appeler la posture du marginal.
La posture du marginal consiste à revendiquer pour le roman noir un positionnement en marge dans le champ littéraire. Par réaction à l’exclusion dont le genre fait l’objet, on entretient sa différence, sa marginalité, et l’on transforme l’exclusion et la dévaluation en liberté et en différence choisie et assumée. Néanmoins, cette posture du marginal se décline en divers aspects. Il peut s’agir de la simple affirmation de la marginalité qui va s’exprimer par la proclamation de valeurs opposées à la littérature blanche, au premier rang desquelles la revendication du populaire ou de la liberté de création et de pensée. Mais il peut s’agir aussi de l’affirmation d’une parole engagée, d’une préoccupation sociale qui auraient disparu de la littérature légitime dans la seconde moitié du 20ème siècle : marginal, le genre l’est alors parce qu’il occupe un espace délaissé et même dénigré par la littérature dominante et la littérature d’avant-garde, et parce qu’il donne la parole aux marginaux, représente les marges de notre société, jugées exclues elles aussi de la représentation romanesque immédiatement contemporaine. Cette dernière posture est probablement la plus répandue.
La posture la plus courante est celle qui consiste à revendiquer la marginalité vis-à-vis de l’ensemble du champ littéraire, et notamment de la littérature blanche, qui serait devenue, comme on l’a vu plus haut, le lieu du désengagement, du nombrilisme d’une expression littéraire déconnectée du social. À ce titre, le roman noir, héritier du roman réaliste du 19ème siècle, va se faire le porte-parole d’une parole engagée. Ce dernier terme ne signifie pas nécessairement une parole militante, comme on le verra plus loinNote524. . La posture de l’engagement peut en effet se résumer à une simple volonté de comprendre, de donner des clés de compréhension, de proposer une analyse sociologique.
Si la volonté de comprendre et d’éclairer est spécifique au roman noir, elle est liée à une fonction que l’on trouve plus généralement dans le roman policier : la fonction herméneutique, liée ici à la dimension sociale. Pascale Fonteneau dit avoir choisi le genre parce qu’il permet d’accéder à « l’envers des choses, la face cachéeNote525. . » Fred Vargas s’appuie quant à elle sur la mythologie antique pour expliquer que le roman policier « n’est pas un roman de justice mais un roman de connaissance : le but ne consiste pas à punir mais à identifierNote526. . » Ainsi, le roman noir serait le moyen le plus efficace d’accéder à certaines vérités cachées, de porter à la connaissance de tous certains événements occultés par la mémoire collective ou la volonté politique. Le roman noir exhume, et porte témoignage de ce que les sociétés refoulent :
En fait, plutôt que de la dénonciation sociale, c’est une tentative d’éclairer, de montrer des choses qui sont généralement refoulées. Ce n’est pas politiquement ou culturellement correct de parler de la mort, du mal, de la barbarie, du sang, de la violence, mais 80 % de l’activité humaine est basée là-dessus. À mon sens, il doit y avoir, dans le polar, un niveau d’exigence par rapport à ça, il s’agit de soulever le tapis sous lequel la société occidentale a planqué toutes ses merdesNote527. .
À un moment ou à un autre, le roman noir a donc une dimension politique. Il a entre autres pour fonction de faire surgir au grand jour ce genre de réalités, de les rendre palpablesNote528. .
Le roman noir constitue une structure narrative d’une modernité folle : elle mélange passé et présent, permet le dévoilement de la vérité. On vit dans une société qui n’arrête pas de tout effacer et qui est dans une sorte de présent permanent. Or, justement, le roman noir dit que les traces sont d’une importance capitale et que c’est pour cela qu’on nous les cacheNote529. .
On songe à la notion de traces qu’évoquait Jean-Claude Vareille, dans Filatures : itinéraire à travers les cycles de Lupin et de RouletabilleNote530. , à propos du roman policier à énigme archaïque, fondé sur un imaginaire de la trace, avec un détective-limier, héritier du roman de la prairie. La trace est ce que l’on a sciemment caché, recouvert, pour empêcher que ne soit dévoilée au grand jour une vérité terrible. À la différence du roman à énigme, toutefois, la trace cachée n’implique pas, dans le roman noir, un individu seulement, mais un groupe, voire la société entière. C’est pourquoi cette volonté d’éclairer, de donner des clés de compréhension s’accompagne souvent de la notion d’engagement :
Le roman est impliqué dans la vie réelle, engagé, mais attention au sens de ce terme. Il résulte de cette implication le souci de certaines causes, la volonté de rendre compte de certaines réalités. C’est une forme d’engagement : un témoignage, une volonté d’indignation. (…) Les livres ont peu de répercussion, juste un rôle de vigile, d’alerteNote531. .
Sur ces répercussions de la littérature, D.Manotti est plus optimiste, puisqu’elle pense que « la littérature produit des changements invisibles mais très profondsNote532. ». Le choix du roman noir obéit souvent à la volonté de dénoncer, de marquer son désaccord avec le fonctionnement de la société, et la fiction se révèle à ce titre plus efficace, selon les auteurs, que des essais ou que le journalisme. Dominique Manotti affirme la supériorité du roman sur la recherche historique – elle est elle-même historienne :
Le roman a une force inégalée. C’est plus fort que l’essai historique. Plus personne ne lit les essais historiques du 19ème siècle. Les historiens s’adressent à la seule raison. La littérature va beaucoup plus loinNote533. .
Pour Michel Embareck, il permet d’aller plus loin que l’investigation du journaliste, toujours limité dans ses enquêtes :
Je suis journaliste d’investigation depuis 15 ans. C’est frustrant parce qu’on ne peut pas aller au bout des choses, on n’a que des bouts de dossiers, et j’ai découvert que par le polar on peut raconter tout ce qu’on ne peut pas raconter dans le journalismeNote534. .
Thierry Jonquet quant à lui dit écrire « pour dénoncer », car « l’enjeu du romancier est de décoder le mondeNote535. ». Jean Vautrin parle de « littérature engagée », tandis que François Muratet opte pour une « littérature d’intervention ». Michel Steiner évoque pour sa part les romanciers noirs édités chez Baleine :
Des gens qui écrivent contre quelque chose, (…) qui s’emparent de phénomènes sociaux pour les dénoncer sous un mode ludique, puisque de quoi s’agit-il en somme (…), de prendre quelque chose qu’on n’aime pas, de construire une fiction autour, de dénoncer par cette fiction quelque chose qui ne va pas, et jouir de régler ses comptes avec quelque chose qu’on n’aime pasNote536. .
Ecrire contre, c’est aussi écrire en marge, et certains auteurs, par une sorte de glissement métonymique, voient dans le roman noir un roman qui parle des marginaux, des exclus, et qui, du même coup, est lui aussi relégué en position d’exclu et de marginal, ce qui est à leurs yeux un précieux atout. L’ethos du marginal, associé à la liberté, est présent chez Stéphanie Benson, qui reprend à son compte tout en la nuançant une phrase de l’auteur italien Andrea Pinketts :
Il y a une définition de l’Italien Pinketts qui n’est pas mal non plus, qui est « Le roman noir, c’est du roman asocial écrit par des asociaux », que je trouve assez jolieNote537. …
Claude Amoz évoque elle aussi le roman noir, genre des marges et genre en marge :
Le polar est un genre marginal et qui explore les marges. Celles de la société, quand il met en scène les hors-la-loi, les exclus, ceux qui n’ont pas de paroleNote538. .
Fred Vargas associe cette idée marginalité à celle de liberté :
De même que l’accordéon est le mauvais garçon de l’orchestre, la mauvaise graine descendue dans la rue, le piano du pauvre, rôdant sur les trottoirs, marginal et montré du doigt, grinçant ou sentimental, violent ou sirupeux, qui vous énerve ou vous donne le frisson, qui vous fait danser ou pleurer, capable d’un Vivaldi comme d’une romance à deux francs, et surtout libre comme l’air, accroché à l’épaule, de même est le polar, libre comme l’air, le mauvais garçon de la littérature, capable de tous les coups, les bons et les mauvais, méfiez-vous de luiNote539. .
En revanche, Jean-Bernard Pouy reprend à son compte l’idée de marginalité, mais qu’il va développer de manière spécifique, en l’associant à la notion de populaire.
La posture du marginal passe chez cet auteur par la revendication de la notion de genre comme espace de liberté, par l’affirmation du populaire, à la fois comme caractérisation par le lectorat et comme posture dans le champ dominé.
Jean-Bernard Pouy est né le 2 janvier 1946, à Paris, mais est d’origine provinciale. Il se réclame de ses origines populaires, avec un père chef de gare, mais un capital scolaire élevé. De ses années passées à l’Université, il sort avec un DEA en Histoire de l’art, et aurait souhaité exercer une activité en relation avec la peinture, artiste-peintre étant pour lui un idéal professionnel. Il publie son premier texte en 1983, et affiche une arrivée atypique à l’écriture, puisqu’elle ne résulterait pas d’un véritable choix :
Je n’ai jamais voulu écrire (je faisais de la peinture). On m’a forcé (trop long à raconter). Puis on m’a dit t’es pas cap de t’y remettre (le genre de truc à ne jamais me dire). Et après j’y ai trouvé un fort plaisir. Et vogue la galèreNote540. .
Il s’oppose par ces propos à l’idée de vocation, de destin d’écrivain. Il va adopter un certain nombre de valeurs traditionnellement affectées à la littérature populaire, opposées à celles qui sont attribuées à la littérature relevant du champ de production restreinte. Ainsi, il avoue un rythme d’écriture extrêmement rapide, quelques mois, et une seule relecture, ce qui lui permet de publier beaucoup, très souvent en réponse à des commandes :
Une seule relecture en général. Pour éliminer les scories, les redites, les fautes de style (j’écris très vite, alors…), mais pas trop. Il y en aura une autre au moment des épreuves. Entre l’idée, ou la volonté de base, et le roman terminé, il y a en moyenne un anNote541. .
Je ne fais rien de moi-même. Comme je n’ai jamais voulu écrire et que je me demande toujours pourquoi je le fais, j’attends qu’on me demande. En revanche, les romans, c’est moi qui décide de les écrire. Pour des textes de poésie, de théâtre, des articles ou des nouvelles, je réagis essentiellement à la commandeNote542. .
Il mène une entreprise de désacralisation de la littérature et du livre, assumée comme telle :
Je trouve du plaisir dans la rapidité d’écriture, dans la désacralisation du livre. Quand j’écris un roman je ne fais pas l’œuvre du siècle. Je livre juste un petit témoignage sur les deux ou trois mois de ma vie passés à l’écrireNote543. .
De même, il revendique l’obéissance aux règles génériques, en l’occurrence celles du roman noir, la contrainte générique étant pour lui synonyme de créativité :
[Il faut] bien choisir son lieu de narration, comme un genre par exemple, ça permet d’avoir des garde-fous. Et aussi, s’imposer des contraintes littéraires. La contrainte, le jeu, sont libératoiresNote544. .
Surtout, il associe roman noir et roman populaire, car le roman populaire est selon lui devenu le refuge d’une littérature réaliste, le réalisme ayant été banni de la littérature blanche :
Ma génération, née juste après la guerre, a eu 20 ans en 1968. Nous nous sommes emparés de la littérature populaire et du roman noir pour parler de politique. (…) Aujourd’hui, les jeunes auteurs me semblent moins penchés vers la politique, même s’ils conservent cette nécessité du polar : décrire le monde. Le champ du réalisme (Zola pour aller vite) a disparu de la littérature française et n’existe plus que dans cette littérature populaire. La jeune génération a tendance à rejoindre la littérature générale. C’est un peu un effet pervers du combat que nous avons mené pour la reconnaissance du roman noir. Je suis l’un des seuls à rester très axé sur la notion de littérature populaireNote545. .
Mais une littérature populaire, c’est aussi une littérature écrite pour le plus grand nombre :
Moi, je crois que ce qui est plus juste, c’est que dans le mot « populaire », il ne faut pas prendre « peuple » mais « faveur du peuple ». Johnny Hallyday est un chanteur populaire, à ses concerts il y a des intellos, des prolos, il y a un peu tout le monde. Bon, c’est dans ce sens-là qu’il faut le prendre. Il n’y a pas de définition, mais c’est quand même des récits qui peuvent être lus, perçus par tout le monde. Les références, l’attitude littéraire, l’attitude stylistique doivent exister, il ne faut pas qu’un auteur de roman populaire se brime, mais il ne faut pas que ça casse le principe et le plaisir du récit, qui est tout simpleNote546. .
Sur un site plus généraliste toutefois, il nuance sa définition, en insistant sur le fait que populaire n’exclut pas style et références littéraires :
Je pense faire toujours attention à respecter les codes de la littérature populaire : d’abord fournir une histoire, ensuite cacher les motifs qui m’ont amené à l’écrire. (…) Un roman populaire n’est pas un roman pour le peuple, mais un roman qui doit être lu par le plus grand nombre : de l’intellectuel au militaire de base. Et en même temps, l’une des vraies composantes du roman populaire est de faire parler les gens de manière réalisteNote547. .
C’est dans ce contexte que prend sens la création de la collection du Poulpe. On le sait, l’idée est née lors d’une soirée entre quelques auteurs, parmi lesquels Pouy, Quadruppani, Raynal. Immédiatement, le projet s’enracine dans la volonté de s’opposer à la maîtrise du marché « populaire » par les romans sentimentaux et les romans d’espionnage et policiers marqués d’une idéologie réactionnaire, raciste et machiste (SAS en étant le parangon). C’est sous le parrainage de glorieux aînés de la littérature populaire que se crée selon Pouy la collection, dans des références où la créature éclipse d’ailleurs le créateur :
Le désir : redonner un coup de pompe à la littérature populaire, celle qui traînait dans les gares, avant (je suis fils de chef de gare). (…). Il y avait urgence à faire revivre Rouletabille, Arsène Lupin, Judex, peut-être FantômasNote548. .
La série est construite en grande partie par opposition aux séries de type SAS :
Pourquoi Cheryl est blonde et coiffeuse ? (…) Parce que Alexandra, qui est la copine de SAS, est grande, brune, et qu’elle s’occupe d’art moderne. Pourquoi le Poulpe répare un avion ? Parce que SAS répare son château à la frontière du Liechtenstein, alors le Poulpe, version populaire, il répare son zinc pourri dans un truc du Val d’Oise. Pourquoi il y a Pedro ? Parce que c’est un mythe ringard de la littérature populaire, il y a toujours un anarchiste espagnol imprimeur dans les parages, ce qui est facile pour trouver des faux papiers et des armes (…). Pourquoi la bière ? Parce que le polar c’est le whisky, les alcools forts. Ils sont toujours en train de boire du Jack Daniel’s ou du Wild Turkey ou des pinards avec des noms très compliqués et alors là on a décidé s’il y a bien un breuvage populaire c’est la bièreNote549. .
Jean-Bernard Pouy a amené nombre d’auteurs à publier un volume dans cette collection et veut en faire une sorte d’atelier d’écriture gigantesque, refusant d’endosser le rôle classique du directeur de collection qui va sélectionner :
Mais depuis le début j’avais décidé de ne pas refuser de bouquins, je voulais bien être directeur de collection mais je prenais tous les bouquins qui arrivaient, à condition que ce soit moi qui les génèreNote550. .
En 2002, il rappelle que littérature populaire n’égale pas littérature de mauvaise qualité :
Je n’ai jamais défendu une non-littérature. Je défends, presque tout seul maintenant, l’idée que le roman noir a gagné la littérature populaire, qui, à beaucoup d’égards, me semble souvent bien plus libre, efficace et juste que la littérature officielleNote551. .
On relève néanmoins des paradoxes et des contradictions dans le positionnement de Jean-Bernard Pouy. En effet, la notion de littérature populaire qu’il agite pour l’opposer à ce qu’il nomme la littérature « officielle » cache mal le refus d’une autre littérature populaire. S’il rejette les séries du type SAS au nom de valeurs idéologiques, on comprend mal en effet pourquoi il rejette avec tant de violence la littérature sentimentaleNote552. . Alors qu’il revendique pour lui-même certains traits du champ de grande production (commande, rapidité d’exécution), il rejette cette littérature « industrielle », faite comme à l’usine, à plusieurs mains. Ainsi, même s’il adopte l’idée d’ateliers d’écriture géants pour le Poulpe, qui conduisent à des expériences d’écriture collectives, s’il se livre lui-même à ce type d’expériences, il rejette l’idée d’un atelier d’écriture pour le roman sentimental, au seul titre que les fins mercantiles auraient pris le pas sur les fins ludiques (La Vie duraille, de Jean-Baptiste Nacray, alias Pouy, Pennac et Raynal) ou sociales (Le Poulpe en prison). D’un ostracisme récupéré (le roman noir comme littérature populaire rejetée par le champ de production restreinte), il passe à un autre ostracisme, en partie au nom des valeurs qui permettent par ailleurs de rejeter le roman noir : opium du peuple, littérature industrielle, le roman sentimental, serait par essence un instrument d’aliénation doublé d’une littérature aux fins purement commerciales, ne laissant aucune part à la créativité, tout comme SAS.
Par ailleurs, Pouy doit bien le reconnaître, si le Poulpe a rencontré un vif succès, on est loin d’égaler les conditions de diffusion des séries tant décriées, ne serait-ce que pour des problèmes de distribution, et parce que le Poulpe vise un public assez précis :
Pour l’instant notre public est un public de librairies, qui est grosso modo lié au polar et à tout ce qui tourne autour. Et puis aux gens de gauche qui ont voulu prendre ça comme un phénomène de société, plus que littéraire. Alors ça c’est bien, mais ce n’est pas notre objet. Au début on pensait que le Poulpe serait dans les gares, on avait de grandes idées… Il y est dans les gares, il n’y en a que trois ou quatre volumes… Relais H nous battent froid, c’est assez compliqué, il y a des combines, et puis Hachette ne nous aime pas parce qu’on marche sur leurs plates-bandes. C’est pour ça que Librio nous aide, ce qu’on aimerait c’est 150 Poulpe entassés au milieu des salades dans un Centre Leclerc ou un Mammouth. Le champ des supermarchés est beaucoup plus intéressant et là, peut-être que les lecteurs pourront découvrir cette littérature populaireNote553. .
Il faut d’ailleurs reconnaître que la littérature populaire telle qu’elle est pratiquée par Pouy recèle un autre paradoxe : il revendique la lisibilité par le plus grand nombre, comme étant un trait constitutif du populaire, mais parsème ses romans de jeux oulipiens, de références littéraires. Il est d’ailleurs proche de l’OULIPOPO, l’Ouvroir de Littérature Potentielle Policière. Il confesse son goût pour les jeux mathématiques et les références :
J’adorerais écrire un roman avec une inconnue, une part manquante, un x, et essayer de le faire de manière équationnelle… Je n’ai pas encore trouvé le moyen mais je suis assez attiré par ça. C’est un plaisir de jongler avec les chiffres, je trouve ça beau. C’est la raison pour laquelle j’en mets dans les titres…même si les éditeurs n’aiment pas ! (…) Par exemple, Rimbaud est une de mes références et apparaît de manière métonymique dans mes romans. RN 86, c’est une vraie nationale sur laquelle il y a eu un vrai crime, etc. Mais si on pense à la suite géométrique a=1, b=2, etc. et bien on s’aperçoit que Rimbaud correspond à 86Note554. .
De même, La Belle de Fontenay correspond à un défi littéraire : écrire un roman noir en adoptant le point de vue d’un anti-héros (un retraité) sourd, qui ne parle plus. À un critique qui lui fait remarquer ce paradoxe – allier quête d’une littérature populaire et jeux oulipiens ou références littéraires – il répond qu’il n’y a là rien d’incompatible :
J’aime les jeux de mots, les calembours, le travail sur le langage. Je me considère comme plutôt cultivé : c’est dû à ma formation, à ma jeunesse, aux longues années passées à l’Université. (…)Le roman populaire est un subtil mélange : il ne faut pas gonfler le lecteur avec ses propres références, mais il faut aussi que celui qui les comprend soit content de les voir. C’est un jeuNote555. .
La posture du marginal n’est donc pas sans paradoxes : elle permet à J.B.Pouy de se situer au cœur du champ constitué par le roman noir tel un passeur, un découvreur, qui permet à de jeunes auteurs d’accéder à la publication. Derrière la revendication du populaire et des valeurs du champ de grande production se cache celle de la créativité littéraire, des jeux de références, ainsi que de nouvelles hiérarchies génériques.
Deux grandes postures se dégagent donc, à l’intérieur desquelles on peut établir des nuances. L’une travaille à faire du roman noir et de ses auteurs de dignes représentants de la Littérature, loin des hiérarchies symboliques imposées par le champ littéraire. Le genre fait tout pour sortir de sa position marginale et déclassée, ce qui passe par des pratiques génériques tendant à brouiller les frontières entre genres et sphères de la littérature, par l’adoption chez les écrivains de valeurs, d’attitudes traditionnellement affectées aux écrivains du champ de production restreinte. L’autre posture consiste au contraire à revendiquer l’appartenance au genre noir. Assumé comme genre dominé et déclassé par certains, il peut donner lieu à une revendication du populaire. Cette domination et ce déclassement sont convertis en valeurs positives : le déclassement serait lié à la prise en charge de valeurs rejetées dans la littérature légitime aujourd’hui (engagement social), et à la capacité d’exhumer ce que notre société et notre littérature voudraient occulter.
On voit dès lors comment ces postures sont liées à l’attribution de certaines fonctions à la littérature et précisément à la littérature noire. Le roman noir, au-delà des postures adoptées, semble osciller entre deux grandes fonctions de la littérature : la non fonctionnalité liée au formalisme, et la fonctionnalité liée à la mission de l’intellectuel, témoin nécessairement engagé de son temps.
Les auteurs de romans noirs ne constituent pas une catégorie homogène, tant par leur profil que par leur trajectoire. Leur rapport au champ de production restreinte et à la littérature blanche est tissé d’ambiguïtés, mais tous refusent de voir dans le roman noir une production symboliquement moins élevée que le roman publié en collection générale, même lorsqu’ils revendiquent le caractère populaire du genre. La complexité de ces postures renvoie à la complexité de la position qu’occupe le roman noir dans le champ. Les acteurs du roman noir – éditeurs, auteurs, critiques spécialisés – clament la légitimité enfin acquise du genre. Mais comment mesurer cette légitimité, si légitimité il y a ?
Les critiques, on l’a vu, ont noté très tôt le caractère moyen du roman policier dans son rapport à la légitimité, qui en fait un genre intermédiaire, ni tout à fait déclassé, ni tout à fait légitime. Le roman noir semble bénéficier d’une certaine reconnaissance : comment la mesurer ? quels en sont les signes ? Premier pas vers la légitimation, il semble y avoir autonomisation du champ ; si l’autonomisation du genre policier est constituée, celle du roman noir semble s’accomplir en large part dans la décennie 1990-2000. Un certain nombre d’indices montre également que le genre est en quête de légitimité, et que des stratégies éditoriales et auctoriales se mettent en place pour contribuer à la légitimation du genre. C’est l’opposition stricte entre champ de grande production et champ de production restreinte qui se brouille, par des échanges qui ont lieu entre littérature blanche et littérature noire. La littérature noire tend textuellement vers la littérature légitime, tandis que la littérature blanche multiplie les emprunts à la littérature noire. La question se pose alors : peut-on parler à propos du roman noir de légitimation pleine et entière ? Pour cela, il faut relever des indices de légitimation internes au champ littéraire, mais aussi des indices externes, dans les instances légitimantes que sont l’Ecole et l’Université. Ces questions restent liées à la notion de genre, car le déclassement se fait notamment au titre de la soumission du roman noir à des règles génériques, la notion de genre étant en grande partie dévalorisante à partir du 19ème siècle, comme on l’a vu dans la première partie de cette étude. Le reclassement et la légitimation se font-ils en dépit de la question du genre, ou au détriment de celui-ci ?
Il peut paraître délicat de considérer qu’il y a autonomisation du champ pour le genre spécifique du roman noir. Pourtant, il nous semble que dans les années 80 et surtout 90, se constitue un groupe autour du roman noir, rassemblant des auteurs, des éditeurs, des spécialistes du genre, institutionnels ou non, qui tous contribuent à autonomiser le champ du roman noir. Séverine Drevet a d’ailleurs fait la démonstration de la constitution d’un groupe autour du genre, dans son travail de thèse en sociologie intitulé Voyage au cœur du polar français : enjeux, valeurs et construction d’un groupeNote556. . À sa suite, nous empruntons la notion de groupe au sociologue Georges Gurvitch :
Unité collective réelle (…) et fondée sur des attitudes collectives continues et actives, ayant une œuvre commune à accomplir, unité d’attitudes, d’œuvres et de conduites qui constitue un cadre social structurable, tendant vers une cohésion relative des manifestations de la sociabilitéNote557. .
Séverine Drevet émet l’hypothèse que le groupe se constitue par réaction à l’exclusion que lui impose la littérature blanche, et par rejet, précisément, des valeurs de celle-ci :
C’est en réaction contre la littérature blanche et son sérieux que se construit le groupe et ses représentationsNote558. .
Elle montre ainsi, par exemple, que l’entrée en écriture se fait par référence à une entité collective, à laquelle on attribue des valeurs empruntées aux sphères de l’amitié et de la famille. Publier un roman noir, c’est intégrer une communauté, c’est aussi faire siens des lieux de sociabilité tels que les festivals, supports essentiels de son analyse. Néanmoins, elle se refuse à analyser plus avant la situation en termes de positionnement dans le champ, ce qui nous semble indispensable. Ce sont avant tout les travaux de Pierre Bourdieu sur l’autonomisation du champ littéraire au 19ème siècle, mais aussi ceux de Luc Boltanski sur l’autonomisation du champ de la bande dessinée à partir des années 1960 qui inspireront cette analyse. Les travaux de Boltanski conduisent en effet à penser qu’un phénomène comparable à l’autonomisation et au reclassement de la bande dessinée est à l’œuvre pour le roman noir.
L’autonomisation du champ du roman noir ne débute pas soudainement durant notre période. Elle ne peut avoir lieu que lorsque celle du roman policier dans son ensemble se met en place, dans les années 80.
Un réseau associatif commence à se tisser, qui se dote de ses propres publications, destinées aux passionnés du genre. L’association 813, « l’association des amis de la littérature policière », voit le jour en 1980 ; initiative de Michel Lebrun, Jacques Baudou, Pierre Lebedel et Alain Demouzon, elle a pour but de promouvoir et défendre la littérature policière. Cette association se dote d’un bulletin, qui va rapidement devenir une revue trimestrielle, 813, diffusée en librairie – et bien sûr, auprès de tous les adhérents – et d’un prix, les Trophées, attribués par les adhérents chaque année depuis 1981. De nombreuses associations, de moindre ampleur, voient le jour au fil des années, la plupart dotées d’un fanzine envoyé aux adhérents, ou de sites Internet dès la fin des années 90.
En 1983 est créée à Paris la Bibliothèque des Littératures Policières, à l’initiative notamment de l’association 813. Néanmoins, elle ne dispose de locaux propres qu’en 1995, avec salle de lecture et salle de conférences et d’exposition. Chaque année, la BILIPO édite Les Crimes de l’année, sélection de titres policiers commentés par un réseau de bibliothécaires parisiens, et elle organise des expositions autour de l’un des aspects ou des auteurs du genre, n’hésitant pas à avoir recours pour les élaborer à des universitaires. C’est avant tout un centre de ressources dont la fonction patrimoniale est évidente. Outre les revues et les ouvrages critiques sur le genre, mis à la disposition de tous, la bibliothèque accueille des collections privées (par exemple celle qui a permis à Régis Messac de faire sa thèse, ou une partie des archives de la Série Noire), acquiert des ouvrages devenus rares (des Série Noire originales par exemple), et reçoit du Dépôt légal un exemplaire de chaque roman policier paru. En 2000, la BILIPO compte dans ses réserves plus de soixante mille ouvrages de fiction policière.
Dans les années 80 et 90 se développe une culture savante et une tendance aux dispositions accumulatrices, propres à la culture savante, comme le souligne Luc Boltanski dans son analyse de la bande dessinée. Le phénomène qu’il signale pour la bande dessinée est analogue à celui qui affecte le roman policier :
Collectionner les bandes, les échanger, créer des clubs de collectionneurs, rechercher des bandes anciennes disparues de la circulation, reconstituer des séries complètes, établir des bibliographies, comparer les éditions, les personnages puis, les auteurs, les styles, c’est se livrer sur un terrain à peu près libre de toute autorité culturelle à la même activité, stricto sensu, que l’historien de l’art ou de la littérature dans le domaine réservé de la culture légitimeNote559. .
Cette disposition accumulatrice n’est bien sûr pas l’apanage de l’institution. Elle est aussi le fait de personnes privées, qui vont de ce fait acquérir un statut d’expert dans le domaine du roman policier. Jacques Baudou ne semble en rien prédisposé à se faire un nom dans le monde du roman policier et dans le monde de l’édition. Né en 1946, il est docteur en biologie et devient animateur à la Maison de la Culture de Reims. Dès 1975, il participe à la création du fanzine Enigmatika, qui recueille à l’origine des études sur le roman d’énigme. Il est en effet un spécialiste de Sherlock Holmes, et consacre à ce personnage quelques ouvrages critiques. Il est l’un des membres fondateurs de l’association 813, ainsi que du Festival du roman et du cinéma policiers de Reims. Il collectionne les volumes, rédige des fiches, ce qui lui permet de publier deux dictionnaires consacrés aux éditions du Masque et à la collection Détective-ClubNote560. , en collaboration avec Jean-Jacques Schleret. Michel Lebrun est un autre passionné du genre, qui va par ses talents de romancier autant que par ses dispositions accumulatrices devenir un expert en la matière. Il est arrivé, en tant qu’auteur, au roman policier par le hasard d’une petite annonce en 1953, et devient au fil des ans un érudit du genre. Il ne cesse de rédiger des notes, des fiches, et a le projet de publier une encyclopédie du genre, qui ne verra jamais le jour. Ce projet se convertit en publication annuelle, à partir de 1979 et jusqu’en 1988, de L’Almanach du Crime puis de L’Année du polar, qui recensent et analysent tous les livres policiers parus dans l’année. Dans les deux cas, on assiste à une institutionnalisation des positions. Ces passionnés acquièrent peu à peu un statut d’expert, ils sont sollicités par la presse (et pas seulement par la presse spécialisée dans le cas de Michel Lebrun, qui a été critique pour Les Lettres françaises), et par le monde de l’édition. En outre, même si l’Université s’est à l’occasion intéressée au genre – on se souvient par exemple de la thèse que Régis Messac consacre au début du 20ème siècle au récit d’énigme –, ces experts contribuent à l’élever au rang d’objet d’étude.
Le roman policier se dote d’associations, de fanzines, de revues, à partir desquels vont se constituer des lieux de sociabilité et des instances de consécration internes au genre, mais qui contribuent aussi à le promouvoir auprès d’un plus large public. Les prix récompensant un ouvrage de littérature policière ne sont bien sûr pas une création des années 80. En 1930, Albert Pigasse crée le Prix du Roman d’aventures, décerné par des écrivains et des personnalités du monde audiovisuel. Ce prix distingue essentiellement des romans d’énigme ou des romans à suspense. Dès 1946, le Prix du Quai des Orfèvres est décerné par des professionnels de la police, de la justice, sur manuscrit inédit, avec remise d’une somme d’argent et contrat d’édition (chez Fayard). En 1972, est créé le Prix Mystère de la Critique, lié à la revue Mystère Magazine, qui récompense des ouvrages policiers de facture très variable, du roman d’énigme au roman noir. Dans les années 80, quelques prix apparaissent, à la suite des Trophées 813 en 1981, comme le Prix Calibre 38 (lié à l’association du même nom) en 1986, le Prix du roman policier de la ville du Mans en 1986 (nommé prix Michel Lebrun à partir de 1996), dans le cadre du Salon des « Vingt-quatre heures du livre du Mans », le Prix du roman policier du Festival de Cognac, en 1984. Si le roman noir français est largement représenté dans les palmarès de ces prix, on ne peut que noter la diversité générique des romans lauréats, et l’indétermination des genres. Ces prix et les festivals ne sont généralement pas dédiés à un genre précis du roman policier. Dans les années 90 en revanche, les secteurs se spécialisent, et le roman noir, dont certains auteurs connaissent un vif succès, développe ses propres lieux de sociabilité et ses instances de consécration, en même temps qu’il a tendance à monopoliser les lieux de sociabilité et les instances de consécration précédemment évoqués.
Le processus initié dans les années 80 va se poursuivre, mais alors que le « polar » commence à être identifié comme un phénomène de société, en termes d’édition, de collections, d’auteurs et de ventes, se constituent un appareil spécifique et un groupe social autour du roman noir.
Le genre se dote de ses propres experts, à l’égal de Michel Lebrun ou de Jacques Baudou. Déjà actifs dans les années 80, ils vont devenir des figures incontournables du milieu dans les années 90. Claude Mesplède est de ceux-là. Son parcours est comparable en bien des points à ceux de Michel Lebrun et de Jacques Baudou, mais son intérêt, s’il embrasse tous les genres policiers, est largement centré sur le roman noir. Rien ne prédispose cet électricien en aéronautique à investir le monde de l’édition. Sa passion pour le roman noir le pousse à collectionner les volumes de la Série Noire, à acquérir l’ensemble des titres parus depuis les origines de la collection, et pour cela, à les recenser précisément. Cela va l’amener à publier, en collaboration avec Jean-Jacques Schleret, un autre passionnéNote561. , Voyage au bout de la noire, en 1982, premier dictionnaire des auteurs de la Série Noire. Il va poursuivre cette entreprise avec Les Années Série Noire, qui recense – sous forme de fiches et d’index – les deux mille cinq cents premiers titres de la collection. Dès lors, il est une figure incontournable du milieu du roman noir, puisqu’il écrit de nombreux ouvrages, essentiellement des anthologies, des articles dans les différentes revues, notamment 813. Peu à peu, cela s’accompagne d’une institutionnalisation de sa position, puisqu’il dirige l’association 813 de 1995 à 1998, et surtout, devient lecteur pour la collection Rivages / Noir, les éditions de L’Atalante et les éditions du Rocher, dans les années 90. Il est en outre, durant cette période, directeur de collection, notamment pour les éditions du Rocher. Il est de tous les festivals, en tant qu’invité ou en tant que membre de jury, puisqu’à chaque festival est attaché un prix. À la fin des années 90, il est une figure centrale dans le milieu du roman noir.
Le site Mauvais genres est une autre manifestation, collective celle-là, de l’autonomisation du champ. Créé en 1999 à l’initiative de Bernard Strainchamps, un bibliothécaire, ce site s’adresse d’abord aux professionnels de la bibliothèque et de la documentation, puis élargit rapidement son audience. En effet, il se dote d’une liste de diffusion professionnelle, tout en s’ouvrant à tous les publics. Il s’agit de mettre « en réseau des compétences et des passions autour du roman policier et de SFNote562. », de « mettre à disposition, faire connaître, être le médiateur entre le livre et le lecteurNote563. . » On y trouve des analyses de très nombreuses parutions policières, des études de fond sur des auteurs, des sous-genres, des périodes, des entretiens avec des auteurs et des éditeurs. Bernard Strainchamps organise également des rencontres virtuelles entre les auteurs et les lecteurs. Dès le début, en 1999, le roman noir est sur-représenté sur le siteNote564. .
Les festivals et les prix recensés précédemment continuent d’avoir lieu et d’être décernés, du moins pour la plupart. Si certains restent fidèles au roman d’énigme, d’autres se recentrent pendant les années 1990-2000 sur le roman noir. Les prix créés à partir de 1995 sont presque exclusivement décernés à des romans noirs. Mais outre le fait que le roman noir y occupe une place de plus en plus grande, le genre se dote de ses propres festivals, avec, pour un certain nombre d’entre eux, des prixNote565. .
le Prix du festival de Saint Nazaire est attribué pour la première fois en 1989. Il récompense au fil des années, pour l’essentiel, des auteurs de romans noirs : Pouy, Mosconi, Jonquet, Dantec, Oppel, Manotti.
le Prix Sang d’encre de la ville de Vienne est né en 1995 avec le festival consacré à la littérature policière. Là encore, la dominante « noire » du palmarès ne fait aucun doute : Manotti, Izzo, Amoz, Oppel, Sylvain ont été distingués dans les années 90.
le Prix de l’Estrapade est créé par l’association du même nom, dans le cadre de la Nuit du Polar qui se déroule à Toulouse, en 1996. Des auteurs comme Hélène Couturier, Cédric Fabre ou Michèle Lesbre ont été lauréats.
le Prix du Polar dans la ville, lié au Festival de Saint Quentin en Yvelines, créé en 1998, a récompensé Stéphanie Benson, Claude Amoz, Jean-Paul Delfino.
le Prix du Salon du Polar de Montigny est créé en 1998 : les romans noirs de Reboux et Benson sont à l’honneur.
le Grand Prix du Roman noir de Cognac est spécialement dédié au genre. Il est créé, dans le cadre du festival, qui décerne d’autres prix littéraires, en 1999, et récompense lors de ses deux premières sessions Demure et Vargas.
Enfin, en 2000 est créé le Prix Polar de la SNCF, qui va, lors de sa première session, à François Muratet, auteur du roman noir Le Pied-Rouge.
D’autres festivals spécialement dédiés au genre voient le jour : La Fureur du Noir à Lamballe en 1997, Pôles noirs à Saint Jean de Braye en 1997, La Cambuse du Noir à Valence en 1997, le Festival du Roman noir à Frontignan en 1998, et Rencontres Noir Ouest à Bordeaux en 2000. Il faut aussi citer Suite pour Série Noire à Bergerac, qui naît dans les années 90 mais dont nous n’avons pu établir avec certitude l’année de démarrage. Si certains de ces festivals relèvent de l’initiative des municipalités, la plupart sont impulsés par des associations d’amateurs du genre, comme La Noiraude (le festival de Lamballe), Horizons noirs (Saint Jean de Braye), Les Travailleurs du Noir (Valence). Séverine Drevet voit dans ces festivals un lieu de sociabilité essentiel dans la constitution du groupe « polar », et il est vrai que les programmes montrent une permanence dans le groupe des personnalités invitées. Il est rare qu’un festival se déroule sans Jean-Bernard Pouy et Claude Mesplède, et des auteurs comme Jean-Hugues Oppel, Dominique Manotti ou Claude Amoz sont fréquemment sollicités. C’est un élément important, autour duquel vont se constituer et se développer des valeurs propres à ce groupe, comme la chaleur, la convivialité, la festivité. C’est dans les festivals que se fait et se défait en partie le groupe « roman noir », et les discours des auteurs sur ces lieux de sociabilité et de rencontre avec le public font apparaître ces valeurs à travers les champs lexicaux de la fête, de la famille, de l’amitié. Ce n’est pas sans conséquence sur la perception du genre lui-même. Ainsi, Fred Vargas, dont nous verrons plus loin qu’elle s’écarte du roman noir par ses visées, est totalement assimilée au genre, parce qu’elle fait partie du groupe « roman noir », en participant aux festivals, aux revues dédiées au genre. On pourrait ainsi dire qu’elle est un auteur de roman policier que les lieux de sociabilité agrègent au groupe « roman noir ».
Enfin, un signe caractéristique de l’autonomisation du champ est la création de revues spécialement consacrées au genre. La revue française Polar, créée par François Guérif en 1979 (et dont la publication avait cessé en 1984, après plusieurs versions), renaît de ses cendres en 1990. François Guérif la dirige à nouveau, et la fait éditer par les éditions Rivages. En 2001 toutefois, François Guérif abandonne la revue, trop peu rentable. En 1998, naît une autre revue de spécialistes, Temps Noir, publiée par les éditions Joseph K., ceux-là même qui permettront au projet de Dictionnaire des littératures policières porté par Claude Mesplède de voir le jour en 2003. Si Temps Noir se veut revue des littératures policières, il n’en reste pas moins que le roman noir y est très largement représenté. Il suffit de considérer quels auteurs sont sollicités pour des entretiens, ou quels genres du roman policier font l’objet d’études. Si on considère les quatre premiers numéros, on constate que trois des quatre articles du premier numéro sont consacrés au roman noir, ainsi que quatre des cinq articles du quatrième numéro ; le deuxième numéro ne propose qu’un article sur le genre, et le troisième trois de ses sept articles.
Ces revues apparaissent comme des éléments et des indices d’autonomisation du champ, par lesquels le roman noir se dote de ses propres outils de célébration et de commentaire, allant au-delà de l’intérêt partagé entre passionnés pour faire du genre un objet d’étude. En cela d’ailleurs, ces revues participent à la quête de légitimité qui caractérise le roman noir dans les années 90.
Il ne sera pas question ici des indices de légitimation, mais plutôt des faits qui tendent à montrer que le genre et le groupe des personnalités qui lui sont attachées (auteurs, éditeurs, critiques) tendent à reproduire certains des phénomènes propres à la culture savante et au champ de production restreinte, manifestant du même coup une volonté de légitimer le genre. Ainsi, les auteurs de roman noir vont emprunter certains des traits du champ de production restreinte et plus précisément de l’avant-garde littéraire. Les stratégies éditoriales sont tout aussi intéressantes en ce qu’elles révèlent de dispositions à développer une culture générique, passant par divers indices.
Lorsque ont été évoquées les lignes éditoriales de la Série Noire et de Rivages/Noir, il avait été question de la logique patrimoniale, par laquelle un éditeur, une collection vont s’attacher à mettre en valeur certaines œuvres et certains auteurs jugés fondateurs du genre, à valoriser aussi l’ensemble du fonds comme patrimoine du genre, témoignant de son histoire, de son évolution. Ainsi, Patrick Raynal met en œuvre en 1995 une opération de célébration des cinquante ans de la Série Noire. Des fac-similés des éditions originales des premiers volumes de la Série Noire, ou des premières œuvres marquantes sont proposés comme cadeaux. Les premiers volumes de la collection ne sont donc pas des objets de consommation aussi vite oubliés que lus, ils constituent un patrimoine et sont dignes d’être réédités. Cette opération de marketing participe à l’effort général de mise en valeur de la collection, dans les premières années de direction de Patrick Raynal ; on se souvient que si celui-ci entend redonner du souffle à la collection en découvrant de nouveaux talents du noir, il s’attache aussi à revaloriser le fonds, en pointant sa richesse. Face à Rivages/Noir qui, en quelques années d’existence, a permis à Guérif de réussir son pari et de se positionner en découvreur de nouveaux talents, la Série Noire a bien besoin de rappeler quel rôle elle a joué dans l’avènement du genre en France.
Rivages/Noir n’est pas en reste, et François Guérif développe à sa manière une logique patrimoniale. S’il découvre de nouveaux auteurs (Ellroy, Hillerman, pour ne citer qu’eux), il bénéficie de son propre passé éditorial chez NéO, et reprend une partie du fonds. De même, lorsqu’il publie un auteur, que ce soit un nouvel auteur ou un écrivain ayant déjà fait œuvre, il s’efforce de publier l’ensemble de l’œuvre, pour en souligner la cohérence, en rachetant les droits de l’ensemble des textes publiés, ou en suivant un auteur dans la durée. Cette logique patrimoniale relève de la quête de légitimité. Mettre en valeur le fonds de la collection ou publier l’ensemble des œuvres d’un auteur, c’est prendre en compte la continuité et l’évolution d’une œuvre, d’un genre, lui reconnaître une cohérence générique qui fait sens et qui est, tout simplement, digne d’intérêt et d’attention. C’est du même coup rejeter l’idée que le roman noir serait une littérature rapidement consommée et rapidement oubliée, un assemblage hétéroclite de produits sans valeur. François Guérif va pousser plus loin cette logique patrimoniale en créant la collection Rivages/Ecrits noirs. Il semble que la collection naisse en 1990, avec la publication des Ecrits perdus de Jim Thompson. Elle rassemble des recueils d’articles, de chroniques et des essais publiés par les auteurs, des biographies ou des essais sur certains grands romanciers du noir, des recueils de nouvelles difficilement classables dans la collection Rivages/Noirs ou des œuvres inachevéesNote566. . C’est donc un nouvel éclairage sur le genre qui est apporté, puisque les écrits non romanesques permettent d’enrichir la palette d’un auteur, tout comme les essais relèvent d’une logique commentative propre à la culture savante. Luc Boltanski avait noté dans son travail sur la bande dessinée ce développement d’un discours de commentaire de la part des producteurs eux-mêmes, qui tentent ainsi d’apporter « la preuve de la dignité du bien célébré et de son appartenance de droit sinon de fait à la culture légitimeNote567. . »
De même, on voit apparaître un transfert de légitimité. Des habitudes académiques de commentaire sont importés dans le champ, et la légitimité des commentateurs extérieurs rejaillit, par transfert, sur le genre lui-même.
Des commentateurs en provenance du champ intellectuel et de l’Université participent au discours de célébration précédemment évoqué. Mais ici ces commentateurs interviennent à l’intérieur du champ du roman policier et noir, et non à l’Université ; autrement dit, ils sont convoqués par l’appareil spécifique au roman noir qui tend ainsi à prouver sa légitimité. Inviter un universitaire ou un intellectuel – personnalités extérieures au champ – revient à élever le genre au rang d’objet d’étude, donc digne d’être étudié à l’égal de n’importe quel autre objet de la culture légitime. Ainsi, les deux revues consacrées au genre dans les années 90 franchissent un pas supplémentaire dans la quête de légitimité. La revue Polar, rappelons-le, paraît à nouveau en 1990, prise en charge par Rivages et François Guérif. On note d’une part la propension à publier de volumineux dossiers de qualité sur des auteurs, des œuvres, dans un format qui n’a rien à voir avec un titre de presse grand public, qui tend plutôt vers la publication pour spécialistes, et qui est d’ailleurs diffusé en librairie (ou par abonnement). D’autre part, la revue est largement dédiée au roman noir, consacrant des dossiers et des hors-série à Manchette, Ellroy, Cook. Temps Noir, qui voit le jour en 1998 et est publiée elle aussi par un éditeur, Joseph K., constitue une avancée de plus vers l’institutionnalisation des commentaires, car si l’on retrouve dans cette revue des experts comme Mesplède, Schleret, on y voit se multiplier les contributions de chercheurs issus de l’Université, au premier rang desquels Delphine Cingal ou Nathalie BeunatNote568. . Elles y publient de longs articles de type universitaire sur des auteurs, et apportent à la revue – et au genre – leur caution institutionnelle. Ainsi, Polar et surtout Temps Noir se positionnent comme des revues d’érudition, en proposant de longs entretiens avec les auteurs, des études savantes, en dressant des bibliographies, des histoires critiques. L’objet « roman noir » se trouve ainsi promu au rang d’objet digne d’être étudié. De fait, la contribution d’universitaires, de chercheurs à ces revues manifestent l’intérêt de ces acteurs extérieurs au champ, mais ce n’est pas pour autant un indice de légitimité. En effet, cela ne rend pas le genre plus visible ou plus légitime aux yeux de l’ensemble du champ littéraire et universitaire, et publier l’article d’un universitaire dans une revue consacrée au roman noir ne signifie pas pour autant lui donner une reconnaissance externe au champ.
De même que l’appareil de célébration et de commentaire interne au champ va attirer l’attention d’acteurs institutionnels externes au champ, les auteurs et leurs œuvres vont « convoquer » la littérature blanche.
Dans les années 1990-2000, les auteurs de romans noirs multiplient les emprunts à la littérature blanche, tous genres confondus, mais ils se référent également à des textes fondateurs ou emblématiques du roman noir, en particulier aux textes américains de Chandler, Hammett, et d’autres encore. Emprunts à la littérature blanche ou circularité référentielle par références infra-génériques, il s’agit bien d’une quête de légitimité comparable. Selon Michael Riffaterre, l’intertextualité est associée à la littérarité.
Ce phénomène n’est cependant pas très répandu, puisqu’il affecte de manière notable (c’est-à-dire repérable par explicitation des références) trente-trois des romans du corpus, soit environ 25% des textes. Tous ces phénomènes d’emprunts, d’allusions, de références, constituent des phénomènes d’intertextualité, ou plutôt de transtextualité, pour reprendre le terme de Gérard Genette. Il la définit ainsi comme « tout ce qui met [le texte] en relation manifeste ou secrète avec d’autres textesNote569. ». Il dégage cinq types de relations transtextuelles : l’intertextualité, qui est « une relation de co-présence entre deux ou plusieurs textes, c’est-à-dire, éidétiquement et le plus souvent, par la présence effective d’un texte dans un autreNote570. » ; la paratextualité, « relation, généralement moins explicite et plus distante, que, dans l’ensemble formé par une œuvre littéraire, le texte proprement dit entretient avec ce que l’on ne peut guère nommer que son paratexteNote571. » ; la métatextualité, ou la relation « de commentaire, qui unit un texte à un autre texte dont il parle, sans nécessairement le citer (le convoquer), voire, à la limite, sans le nommerNote572. » ; l’architextualité qui désigne « l’ensemble des catégories générales, ou transcendantes –types de discours, modes d’énonciation, genres littéraires, etc. – dont relève chaque texte singulierNote573. » ; enfin, l’hypertextualité, qui est « toute relation unissant un texte B (que j’appellerai hypertexte) à un texte antérieur A (que j’appellerai, bien sûr, hypotexte) sur lequel il se greffe d’une manière qui n’est pas celle du commentaireNote574. . » L’hypertexte est donc « dérivé d’un texte antérieur par transformation simple (nous dirons désormais transformation tout court) ou par transformation indirecte : nous dirons imitationNote575. . » En outre, Gérard Genette précise que ces cinq types de transtextualité ne sont pas des catégories étanches, et il prend pour exemple celle de l’architextualité :
L’architextualité générique se constitue presque toujours, historiquement, par voie d’imitation (…), et donc d’hypertextualité ; l’appartenance architextuelle d’une œuvre est souvent déclarée par voie d’indices paratextuels (…)Note576. .
L’architextualité générique dans le roman noir contemporain passe souvent par l’imitation, la reprise de structures, de motifs de textes fondateurs ou jugés tels du roman noir, ou par des indices paratextuels tels que le titre du roman ou des épigraphes qui instaurent une relation générique entre le roman et un autre roman du même genre, ce qui ne manque pas d’orienter la réception générique du lecteur. Quoi qu’il en soit, nous étudierons ces différentes formes de transtextualité à travers des indices textuels et paratextuels, et nous mettrons l’accent dans un premier temps sur l’analyse de la transtextualité trans-générique, par laquelle le roman noir réfère, renvoie à un texte pouvant appartenir à n’importe quel genre, mais relevant toujours de la littérature légitime, consacrée, en tout cas non marquée du sceau de la paralittératureNote577. . On distinguera enfin deux formes de transtextualité : celle qui instaure, par le texte ou le paratexte, une relation de co-présence, et celle qui fonctionne selon la logique de la dérivation, qui recoupe largement la notion d’hypertextualité définie par Gérard Genette.
La transtextualité trans-générique se manifeste tout d’abord par le paratexte ; titres et épigraphesNote578. sont des lieux de transactions par lesquels le roman noir va faire référence à la littérature légitime, et instaurer une relation de contiguïté, de parenté, avec des œuvres puisées dans le champ de production restreinte. Nous avons vu précédemment que le titre, par un travail de citations, est un moment de transaction avant tout ludique avec le lecteur, d’hommage tantôt irrévérencieux tantôt sérieux à la littérature légitime. La plupart du temps, il s’agit de clins d’œil ludiques dans la plus pure tradition du calembour cher à la Série NoireNote579. , mais il arrive également que les références titulaires convoquent sur un mode de connivence culturelle « sérieuse » la littérature légitime. Il en va ainsi de La Belle Ombre, de Michel Quint, extrait d’un vers d’Apollinaire d’ailleurs placé en exergue. En effet, dans le poème « Clotilde », Apollinaire écrit :
Passe ! Il faut que tu poursuives
Cette belle ombre que tu veuxNote580. .
L’épigraphe vaut donc pour explicitation de la citation titulaire, le titre apportant au roman de Michel Quint une caution littéraire et culturelle. Le titre L’Ancien crime, de Claude Amoz, est une citation de Sophocle, plus précisément d’ŒdipeRoi :
Mais comment retrouver à présent la trace presque effacée de l’ancien crimeNote581. ?
Là encore, la citation du titre est repérable parce que reprise dans l’épigraphe. De même, L’Idiot n°2, de F.Houdaer, est une citation quelque peu altérée, puisque un numéro lui a été adjoint, du titre du roman de Dostoïevski. Une altération plus importante est apportée par Virginie Despentes au titre de la pièce de Molière : Les Femmes savantes, se mêlant à l’expression « animal savant », devient Les Chiennes savantes. Le titre vaut ici pour marqueur axiologique ; s’il ne fait aucun doute que dans ces trois cas, les titres ont une relation sémantique avec le texte même, il faut prendre en compte le fait que par ces choix, ces romanciers revendiquent des influences, des filiations, des références hors du genre noir. Via le titre, le roman noir s’affirme lettré et s’espère probablement littéraire.
Les épigraphes sont un autre élément concourant à cette tension vers le littéraire le plus légitime. Ces citations mises en exergue sont présentes dans plus de la moitié des textes du corpus, à l’initiale du roman, ou en ouverture de parties, et dans un cas, à la finNote582. : S.Benson place ainsi à la fin du roman Une chauve-souris dans le grenier une citation d’Oscar Wilde. Avant d’envisager les enjeux de ces épigraphes dans le cadre d’une étude des références et emprunts du roman noir à la littérature légitime, il est nécessaire de dresser un état des lieuxNote583. . Une ou plusieurs citations peuvent être mises en exergue. Comme le veut l’usage (établi par Gérard Genette dans Seuils), l’épigraphe est le plus souvent allographe, c’est-à-dire « attribuée à un auteur qui n’est pas celui de l’œuvreNote584. ». Néanmoins, elle peut être autographe : l’auteur du roman est également l’auteur de l’épigraphe. Mais les modalités précises peuvent varier. En effet, il n’est pas de cas dans le corpus d’épigraphe autographe explicitement et directement attribué à l’auteur. En revanche, l’auteur désigné de l’épigraphe peut être l’un des personnages du romancier, généralement un personnage du roman que l’épigraphe inaugure. C’est le cas dans Les Ardoises de la mémoire, de Mouloud Akkouche, qui propose une épigraphe attribuée à Pierrot, personnage du roman ; Pascal Dessaint procède de même dans Les Paupières de Lou, avec une épigraphe attribuée au héros du roman, Julien Demay, tout comme Yasmina Khadra qui « cite » son personnage récurrent, Brahim Lob, au début de L’automne des chimères, ou Jean-Bernard Pouy, citant Gérard, patron de bar, au début de La Petite écuyère a cafté. Les épigraphes sont parfois des paroles de chanson empruntées aux personnages, comme dans Transfixions, de Brigitte Aubert, qui s’ouvre sur les paroles de la chanson de Bo’, ou dans Brocéliande-sur-Marne, de Jean-Hugues Oppel, qui reproduit les paroles du groupe de rock du roman. Un cas plus complexe est celui de À sec !, où Jean-Bernard Pouy mêle citations authentiques d’écrivains et citations attribuées à d’authentiques écrivains mais totalement inventées, et n’hésite pas un instant à inventer un auteur, Arthur KeeltNote585. . Les citations sont irrévérencieuses, Pouy faisant ainsi dire à Malebranche que « le foot, c’est un vrai paquet de merde »… Sept romans (5%) s’ouvrent donc sur des épigraphes allographes « déguisées ». Précisons d’ailleurs que dans certains cas, les auteurs des épigraphes n’ont pu être identifiés clairement, ou sont anonymes : il n’est pas exclu dans ces cas-là que l’auteur de l’épigraphe soit l’auteur du roman lui-même. Néanmoins, ces cas d’épigraphes autographes, anonymes ou non-identifiés sont peu nombreux, puisqu’ils sont présents dans vingt-cinq romans (un peu plus de 18%). La plupart des épigraphes sont clairement identifiées. Dans dix-neuf cas, ce sont des paroles de chansons ou d’œuvres musicales qui sont placées en exergue, ou des propos de musiciens ou chanteurs (13,76%). Les statuts de ces artistes sont très divers, quand ils sont identifiés clairement, d’ailleurs. On trouve ainsi un extrait de la chanson du générique de Zorro (série télévisée dans sa version française) en exergue de Tue-les à chaque fois, de Philippe Carrese, ou des extraits de chansons deRichard Desjardins, Léo Ferré, Jacques Higelin, Boris Vian ou François Béranger. Le jazz est bien sûr présent – les paroles de Gloomy Sunday – ainsi que le rock et la pop (Sting, Mick Jagger, Andy Summers). Dans six cas (4,34%), des artistes représentant d’autres formes d’expression sont présents, de Woody Allen à Georges Braque, en passant par Prévert pour les dialogues des Portes de la nuit (film de Marcel Carné), de Angel Heart (film d’Alan Parker) ou de Pierrot le fou (film de Jean-Luc Godard). Là encore, l’épigraphe oscille entre la facétie et la tension vers la culture légitime. C’est néanmoins pour les épigraphes livresques que cette tension est la plus marquée. Les épigraphes puisées dans des œuvres littéraires sont au nombre de soixante-six (presque 48%), celles extraites d’essais de diverses natures et d’œuvres philosophiques sont au nombre de dix-huit (13%), et enfin, neuf proviennent de textes religieux ou relevant de la sphère de la spiritualité (6,5%). On trouve ainsi des épigraphes tirées de la Bible, ou bien encore signées Nietzsche, Leibniz, Cioran, entre autres.
Le roman noir semble ainsi vouloir désamorcer sa réputation de genre de divertissement en se plaçant sous les plus austères auspices. Les épigraphes littéraires sont les plus variées, puisque les citations peuvent provenir de la littérature française et francophone ou étrangère (deux fois plusNote586. ), de textes consacrés voire panthéonisés (dans la plupart des cas) ou d’œuvres déclassées (quelques occurrences seulement), de littérature classique ou de littérature contemporaine, et de genres très divers. Si quelques citations (treize) n’ont pu être replacées dans un contexte générique (en l’absence de précisions et d’indices textuels suffisants), la plupart d’entre elles appartiennent au récit (nouvelles, romans, autobiographies), d’autres sont tirées d’œuvres poétiques. Une poignée seulement provient du genre théâtral, mais alors il s’agit de tragédies antiques de Sophocle ou d’une œuvre théâtrale relevant du registre tragique, Le Partage de Midi de ClaudelNote587. . Le genre du roman noir, lorsqu’il fait référence à des œuvres non narratives, va chercher du côté du genre qui est tout à fait à l’opposé du champ de grande production, qui déjà au 19ème siècle, selon Pierre Bourdieu, se définit comme le genre le plus opposé à une logique commerciale, la poésie. Au contraire, les genres paralittéraires sont peu présents : six épigraphes allographes sont tirées de romans noirs (Robin Cook, Crumley, Ellroy, Friedman, Wolfson, Paco Ignacio Taibo II), et deux de romans de science-fiction (Robert Sims Reid et Aldous Huxley). La nature même de ces épigraphes montre donc une nette tension vers la littérature légitime et la pensée philosophique, religieuse.
Qu’en est-il plus précisément des fonctions de ces épigraphes ? L’une de ces fonctions a été envisagée plus haut, celle d’explication, d’éclaircissement du titre. La plupart du temps, l’épigraphe vaut pour commentaire du texte même. Il peut s’agir d’enraciner le roman dans une tradition générique, qu’elle soit évidente (le roman noir) ou paradoxale (la tragédie antique pour une réécriture noire et narrative d’Antigone de Sophocle, dans le cas de Meurtres à l’antique, d’Yvonne Besson). Dans de nombreux cas, il y a commentaire, lien sémantique avec le roman : la citation oriente la lecture, dans la mesure où elle vaut pour « coloration » noire ; mais en même temps, elle ne prend complètement sens qu’après la lecture du roman. Ainsi que le dit Michel Charles, « la fonction de l’exergue est largement de donner à penser, sans qu’on sache quoiNote588. » : ce « quoi » ne s’éclaire qu’après la lecture. Mais Gérard Genette remarque également que « la pertinence sémantique de l’épigraphe est souvent (…) aléatoireNote589. ». La plupart des épigraphes, en particulier celles qui sont tirées d’œuvres littéraires, d’essais et d’œuvres philosophiques, voire de textes de chansons, proposent une vision sombre, pessimiste, tragique de la condition humaine, souvent exprimée dans des propos à portée généralisante (notamment grâce au présent). En voici quelques exemples :
Toute existence est, nécessairement, un processus de décomposition. Cioran [Dernière station avant l’autoroute, H.Pagan]
Avez-vous la prétention de dire exactement quelle est la proportion du mal dans l’apparence du mal ? William Faulkner [La Tendresse du loup, J.P.Bastid]
Peut-être qu’à tuer on gagne en sainteté. C’est peut-être un moyen de découvrir le mystère de Dieu. James Crumley, Un pas pour marquer la cadence [Les Racines du Mal, M.G.Dantec]
Dans le simple monde des faits, les méchants ne sont point punis, les bons ne sont point récompensés. Le succès couronne les forts, la défaite écrase les faibles. Et c’est tout. Oscar Wilde [Dernier tango à Buenos Aires, F.Delteil]
Qui refuse obéissance, affronte le combat. Elias Canetti [Milac, J.P.Demure]
Faire confiance aux hommes c’est déjà se faire tuer un peu. Céline [À trop courber l’échine, Pascal Dessaint]
Tout est comédie hormis ce qu’on dit dans les bras des filles. Aragon [Marie de Marseille, P.Jérôme]
Un homme est la somme de ses propres malheurs. On pourrait penser que le malheur finirait un jour par se lasser ; mais alors, c’est le temps qui devient votre propre malheur. William Faulkner Le Bruit et la fureur [Le Roi des ordures, Jean Vautrin]
D’un point de vue sémantique, la plupart de ces citations évoquent le malheur, le destin tragique des hommes écrasés par le mal, le pouvoir, la vanité des choses humaines. Elles ont ainsi une valeur programmatique liée à la coloration sombre des romans noirs. Certaines évoquent néanmoins le rapport à la fiction, et valent plus généralement pour commentaire sur l’écriture et sur le roman (noir), de manière directe ou métaphorique :
Ne t’ai-je pas dit déjà que les enchantements transforment les choses et les font sortir de leur état naturel ? Je ne veux pas dire qu’ils les transforment réellement d’un être dans un autre, mais qu’ils les font paraître autre chose. Cervantès, Don Quichotte
Dans cette aventure, il a dû se rencontrer deux puissants enchanteurs, dont l’un empêche ce que l’autre projette. Que Dieu y porte remède, car le monde n’est que machinations opposées les unes aux autres. Cervantès, Don Quichotte [L’Ancien crime, Claude Amoz]
Le lien entre la littérature noire et la métaphysique réside dans le fait que l’expérience humaine jugée primordiale par l’une et par l’autre est la place de la mort dans la vie. Robin Cook [Les Racines du Mal, M.G.Dantec]
Il n’y a pas de vérité, il n’y a que des histoires. Jim Harrison [Total Khéops, J.C.Izzo]
Tôt ou tard, les écrivains deviennent des exploiteurs de tragédie. William Styron [La Tribu, C. Lehmann]
Et voici pourquoi, en partie du moins, pourquoi j’écris : pour pouvoir enfin mentir à mon aise. Robert Soulat [Né de fils inconnu, P.Raynal)]
Néanmoins, il est parfois malaisé d’établir un lien sémantique entre le roman et l’épigraphe. C’est que, comme le dit Gérard Genette, « l’on peut soupçonner, sans la moindre malveillance, certains auteurs d’en placer quelques-unes au petit bonheurNote590. ». Cela mène tout droit à la troisième fonction, qui est liée au fait que l’essentiel dans une épigraphe peut n’être pas lié à son contenu mais au nom de l’auteur cité :
Le plus puissant effet oblique de l’épigraphe tient peut-être à sa simple présence, quelle qu’elle soit. C’est l’effet épigraphe. (…) L’épigraphe est à elle seule un signal (qui se veut indice) de culture, un mot de passe d’intellectualité. (…) Elle est un peu, déjà, le sacre de l’écrivain, qui par elle choisit ses pairs (…)Note591. .
Cette fonction est essentielle dans notre corpus, et ce n’est certes pas un hasard si un aussi grand nombre de romans prennent pour épigraphe des citations d’œuvres littéraires consacrées ou du moins reconnues, de textes relevant de genres tels que l’essai philosophique. Ces épigraphes apportent une caution culturelle et intellectuelle à un genre en partie illégitime, elles établissent des liens de filiation (génériques, sémantiques, stylistiques) avec des œuvres dont la valeur ne fait aucun doute. En convoquant ces œuvres et ces auteurs, les romanciers déclarent la valeur et le sérieux de leurs textes, loin de toute futilité, du divertissement et de la visée mercantile.
Mais la littérature et la culture légitimes ne sont pas convoquées uniquement dans ces lieux de transaction que sont les titres et épigraphes. Elles sont en effet présentes dans les textes mêmes, qui tissent des relations transtextuelles à divers niveaux. Ces relations sont de deux sortes : des relations de co-présence (citation, allusion, référence) ou des relations de dérivation (un texte imite un autre texte). Nous n’envisagerons ici que très partiellement ces relations transtextuelles, car elles peuvent souvent être analysées dans le cadre d’une étude du second degré comme marque de distinction, et nous bornerons à aborder la transtextualité trans-générique, qui dépasse les frontières du roman noir ou policier ; c’est alors à la littérature consacrée et reconnue qu’il est fait référence. Elle est avant tout un marqueur axiologique, comme pour les épigraphes. L’auteur manifeste l’étendue de ses références d’écrivain, revendique des influences, des filiations hors du genre noir, ce qui est une manière de donner au roman noir une caution littéraire. En soi, la transtextualité est le moyen pour le genre de manifester sa non-innocence. Elle réfère à elle-même, c’est-à-dire au roman noir, mais aussi à « l’autre littérature », la faisant ainsi un peu moins autre, en l’intégrant par des marqueurs textuels et paratextuels. Cette intégration du littéraire va se faire essentiellement par deux modalités de la transtextualité décrites par G.Genette : l’intertextualité et l’hypertextualité. L’intertextualité va le plus souvent fonctionner selon les modalités de l’allusion – emprunt non littéral et non explicite :
Putain ! s’était énervé le jeune homme. On dirait la Merteuil ! –Qui c’est celle-là ? –Madame de Merteuil. Dans un roman. Les Liaisons dangereuses. –Connais pas. C’est une insulte ? [Jean-Claude Izzo, Solea, p.29]
Puis se lève, droit, de la raideur des ivrognes tendus sur l’équilibre, fait un pas, la gamine s’est dressée aussi à demi, Laura nous la fait au désespoir muet, à la soumission fataliste, Phèdre au dernier degré de la passion, brûlée, rongée, et résignée au destin, elle n’est plus qu’un affreux drap trempé, elle va avoir sa scène d’adieux, pile comme on annonce le départ du train de Paris. [Michel Quint, Le Bélier noir, p.137-138]
Une variante en est la citation altérée, que Philippe Carrese utilise dans l’incipit de Tue-les, à chaque fois, déformant un autre incipit, fameux, celui de l’œuvre de Proust :
Longtemps, je me suis levé de bonne heure. (p.11)
Toujours dans Le Bélier noir, il est fréquemment fait référence à Antonin Artaud, et Au-dessous du Volcan de Malcom Lowry est une référence constante pour le narrateur de En cherchant Sam, dans lequel Patrick Raynal multiplie les allusions à ce roman. Dans tous ces cas de figure, les allusions font sens pour les personnages, ou éclairent les situations, rien de plus. Une variante est la référence, terme par lequel Annick Bouillaguet désigne les emprunts non littéraux et explicitesNote592. ; on mentionne des textes, des auteurs, sans citer des extraits d’œuvres :
Lole lisait Exil, de Saint-John Perse, à haute voix. [Jean-Claude Izzo, Total Khéops, p.26]
A côté du lit, sur une pile de journaux, deux livres de poche. Fragments d’un paradis de Jean Giono et L’homme foudroyé de Blaise Cendrars. [Jean-Claude Izzo, Chourmo, p.83]
De même, les romanciers peuvent introduire des citations dans leur texte, le mot citation étant entendu au sens où l’emploie Annick Bouillaguet d’emprunt littéral et explicite, c’est-à-dire déclaré. Jean-Claude Izzo est coutumier du procédé, son personnage, Fabio Montale, éclairant ce qu’il vit à la lueur de textes qui l’ont marqué :
Je feuilletais un livre de Christian Dotremont qui était au-dessus d’autres livres et brochures glissés sous le lit. Grand hôtel des valises. Je ne connaissais pas cet auteur. Lole avait surligné au marqueur jaune des bouts de phrases, des poèmes. A ta fenêtre il m’arrive de ne pas frapper / à ta voix de ne pas répondre / à ton geste de ne pas bouger / pour que nous n’ayons à faire / qu’à la mer qui s’est bloquée. [Jean-Claude Izzo, Total Khéops, p.97]
Avec en poche, pour tenir, pour rester sain d’esprit, Exil de Saint-John Perse. L’exemplaire que Lole nous lisait sur la Digue du Large, face à la mer : J’avais, j’avais ce goût de vivre chez les hommes, et voici que la terre exhale son âme d’étrangère… [J.C.Izzo, Chourmo, p.81]
Combien de fois ai-je douté de lui ? De sa morale d’immigré. Etriquée, sans ambition, je croyais. Plus tard, j’avais lu Les Frères Karamazov de Dostoïevski. Vers la fin du roman, Aliocha disait à Krassotkine : « Tu sais, Kolia, dans le futur tu seras sûrement très malheureux. Mais bénis la vie dans son ensemble. » Des mots qui résonnaient dans mon cœur avec les intonations mêmes de mon père. [Jean-Claude Izzo, Chourmo, p.149-150]
Allongés sur les pierres plates, on se laissait sécher en l’écoutant lire Saint-John Perse. Des vers d’Exil, ses préférés. … nous mènerons encore plus d’un deuil, chantant l’hier, chantant l’ailleurs, chantant le mal à sa naissance / et la splendeur de vivre qui s’exile à perte d’homme cette année. [J.C.Izzo, Solea, p.83]
Je repensai à ce poème de Cesare Pavese : La mort viendra et elle aura tes yeux. Les yeux de l’amour. Ce sera comme cesser un vice, / comme voir ressurgir / au miroir un visage défunt, / comme écouter des lèvres closes. / Nous descendrons dans le gouffre muets. [J.C.Izzo, Solea, p.97]
Hugues Pagan procède quant à lui à une citation déclarée mais non attribuée (ici à Apollinaire), dans L’Etage des morts :
Comme la vie est lente, et comme l’espérance est violente… Certains poèmes sont des plaintes qu’on n’aura jamais le courage de déposer. (p.57)
Reste une dernière modalité de l’intertextualité, que faute de mieux on nommera, à la suite d’Annick Bouillaguet, plagiat : il s’agit d’emprunts littéraux et non explicites. Michel Quint aime à insérer dans ses romans noirs des vers ou extraits de vers de Mallarmé, Nerval, ou d’Apollinaire :
Le vierge et le vivace vont me faire faux bond, le bel aujourd’hui ce sera la soupe à la grimace. [Le Bélier noir, p.14-15]
Mon argent de poche écorné dans ce bric-à-brac de la digue, sitôt débarqué et l’idée confuse qu’ainsi je serais le ténébreux, l’inconsolé dont les filles viendraient recueillir les soupirs et abreuveraient de leurs larmes. [ibid. p.105]
Maintenant le mal à l’aise est passé, j’ai envie qu’on parle d’Odette, lui le veuf, moi l’inconsolé. [ibid., p.153]
Son Bowie est sur la table de chevet branlante. Avec ça, elle guillotinerait le soleil.
Soleil cou coupéNote593. .
Là encore, l’intégration de vers ou extraits de vers dans le corps même du texte procède de la même logique que la convocation de textes poétiques dans l’épigraphe. Il ne s’agit certes pas d’une volonté de plagier, au sens juridique du terme, les auteurs de la littérature consacrée, mais de les convoquer en les intégrant totalement au récit. Le plagiat (au sens de Bouillaguet) vaut pour déclaration de légitimité, caution littéraire ; ainsi, le roman noir se proclame genre littéraire à part entière, ouvert aux modalités de l’écriture poétique, loin de l’horreur mercantile d’une écriture facile.
Un autre procédé transtextuel participe de cette volonté de littérariser le roman noir, l’hypertextualité, qui peut avoir des degrés divers. Le roman noir peut ainsi emprunter des motifs, des thèmes d’œuvres appartenant à la littérature consacrée, mais elle peut aussi en reprendre des traits structurels et stylistiques.
Parfois, le roman est inspiré directement d’une œuvre, dont il reprend un certain nombre de procédés. C’est le cas de Y de Serge Quadruppani, qui reprend le principe fondateur de la nouvelle de Poe, La Lettre volée :
Il y a écrit P.S. et deux points, « la lettre volée », c’est tout. La lettre finit là. Il a peut-être été interrompu. Ou alors il a changé d’avis. Ou alors c’est une fine allusion à Edgar Poe. Le principe de la nouvelle qui portait ce titre, « La lettre volée », c’est que ce qu’on cherche est placé dans un endroit tellement évident qu’on ne le voit pasNote594. .
Mon regard s’attarde sur les cassettes pornos à terre, avec le grand Y qui annonce un contenu particulièrement salé. Et je la vois, au milieu des autres boîtiers de cassettes. La lettre volée. Sur l’un des boîtiers, à demi dissimulé sous « Bondage V », la lettre Y a été enlevée. Y, la lettre « volée » à PSY pour donner le mot PS dans « parle à mon PS ». Le principe de la lettre volée, c’est l’évidence : quoi de plus évident qu’une cassette au milieu d’autres cassettesNote595. ?
De même, l’intrigue de Meurtres à l’antique est largement inspirée des tragédies antiques, tout particulièrement de la pièce de Sophocle, Antigone. Brocéliande-sur-Marne est une réécriture ludique des légendes arthuriennesNote596. . Mais il est un roman qui propose une version contemporaine d’un récit de la littérature consacrée, sans visée parodique ou ludique, en en respectant la tonalité tragique ; il s’agit du roman de Jean-Hugues Oppel, Ambernave, qui est une réécriture du récit de Steinbeck, Des souris et des hommes. Le roman est explicitement un hommage à Steinbeck, dont une citation est mise en exergue. Le texte est structuré en trois parties dont les titres sont : « Des petits chiens », « et », « Des ombres ». Le personnage, Emile, bien qu’ayant un toit, vit dans le plus complet dénuement, et a pour trésor un exemplaire du roman américain, qu’il lit et relit jusqu’à le vivre, puisqu’il va rencontrer un jeune homme colossal, d’une force herculéenne, dénué de toute intelligence, accompagné d’un chiot qu’il protège de manière animale. Ce personnage est également un tueur redoutable, baptisé le croque-mitaine. L’hypotexte (Des Souris et des Hommes) a valeur de caution littéraire : pour Jean-Hugues Oppel, le roman américain est un roman noir, et il en propose sa version adaptée à notre époque, modernisée. Le trait commun entre Ambernave et Des Souris et des hommes, qui justifie à ses yeux la requalification de l’hypotexte en roman noir, est la dimension tragique et existentielle. La tragédie n’est plus celle de deux travailleurs agricoles brisés par la crise, mais celle d’un ancien docker clochardisé à la suite d’un accident du travail et d’un homme brisé par des guerres lointaines. Dans les deux romans, les personnages sont des laissés-pour-compte de la société. La requalification du roman américain en roman noir cache en réalité une requalification du roman noir en œuvre littéraire, au sens d’œuvre dotée d’une valeur littéraire et digne de légitimité.
Cette volonté de requalification va également passer par des emprunts stylistiques, formels, à la littérature consacrée, qu’elle soit ou non romanesque. Certains romanciers, par leurs choix d’écriture, se situent, consciemment ou non, volontairement ou pas, dans la lignée d’écrivains consacrés ou appartenant à l’avant-garde. Nous en proposons ici quelques exemples, sans prétention à l’exhaustivité. Yves Buin est un romancier peu connu, qui a publié deux romans chez Rivages/Noir. Kapitza – comme d’ailleurs Borggi, qui ne figure pas dans le corpus – fait passer le travail sur le style avant les exigences romanesques, et représente un travail d’expérimentation sur les structures rythmiques et mélodiques du jazzNote597. ; il nous semble en outre que son travail tend moins vers le lyrisme d’un Christian Gailly – dont la volonté de travailler sur les rythmes à partir du jazz est pourtant très comparable – que vers une oralité très célinienne, et poétique. En ce sens nous rejoignons Jeanne Guyon qui parlait à son sujet de « prose déclamatoire ». Ponctualité expressive, structures emphatiques, omission du « ne » dans la négation, non inversion dans les structures interrogatives, lexique populaire et argotique, tels sont quelques-uns des traits constitutifs de l’écriture d’Yves Buin, perceptibles dans cet extrait, dernières lignes de Kapitza :
Sur le bateau, Sandeman penserait qu’il était revenu au pays pour rien comme on revient pour régler l’ardoise qu’on doit à un débiteur, sans visage qui s’appelle le monde ou l’histoire, et qu’on découvre que c’est du révolu c’qu’on avait connu. Fallait pas s’étonner non plus qu’à écumer les terres du passé on ait croisé que des fantômes. Y a que le jeu qui était le même, universel : celui de la guerre. Pourquoi il était pas resté dans son trou, l’touriste, car ça continue à être sacrément du bruit et de la fureur la cavalcade pour payer ton dû, et qu’t’as jamais assez, et qu’on t’en voudra sérieux de pas être en règle avec ton addition ? Tu devras raquer, t’as pas d’avis à donner. Et toi, tu montes en ligne. T’es comme un vieux qui enterre ses morts, toute l’arrière-garde, les soldats perdus de la vie qui faisaient que t’étais encore un peu vivant. Forcément, avec les souvenirs, tu sais jamais si tu rêves. Cette comédie avec les événements, elle a pas de fin. Faut pas croire qu’elle va se terminer avec la tienne. Des Bertò, des Sandeman, y en aura encore à fricoter avec les puissances et les ténèbres, sans savoir.
Une fois à Maderna, il se fondrait.
Il y passerait des jours innombrables.
À moins qu’entre temps on vînt le rechercher ou qu’une lubie le reprîtNote598. .
Yves Buin travaille certes à partir des codes traditionnellement affectés au roman noir français des années 50 et 60, en particulier la gouaille populaire, sensible dès les premières traductions (fantaisistes, en grande partie) des Américains dans la Série Noire, et dans les romans de Simonin ou Le Breton. Mais ici, l’effet de déstabilisation est total, et le résultat bien plus poétique que pittoresque. C’est en ce sens que la référence est plus célinienne que générique – la Série Noire des années 50 et 60. Les effets de rythme sont nombreux, la phrase de Buin est mélodique, et inscrit doublement le jazz dans les romans : en tant que thème, motif, et en tant que modèle rythmique. Dans Kapitza, la structure est bipartite : la première partie s’appelle « Intro », la deuxième « Impro ». En effet, comme un morceau de jazz, le roman est construit sur un principe d’improvisation – ou son simulacre –, le récit s’ordonnant en une série de variations, de digressions, d’associations libres, tout en gardant la cohérence d’un roman noir mâtiné de roman d’espionnage, puisque l’intrigue se déroule sur fond de politique internationale.
Michel Quint tire quant à lui l’écriture du roman noir vers des procédés strictement poétiques. Son écriture est volontiers métaphorique et affiche sa tension vers le littéraire et le poétique. La syntaxe, souvent déstructurée, crée un rythme syncopé, le plus souvent dans une succession de brefs paragraphes. La linéarité narrative est brisée, et l’écriture fait songer au poème en prose, comme en témoignent les premiers mots du Bélier noir :
Un grand bélier noir dormait aux galets de la grève. Le fleuve lavait sa toison et des chevauchées de nuages passaient dans ses orbites vides où stagnait l’eauNote599. .
Un peu plus loin, le narrateur égrène une série de brefs paragraphes, qui précèdent le récit à proprement parler et en évoque (l’im)possibilité :
Aujourd’hui. Maintenant. Ce passage éternel, justement, le présent, et l’exact moment d’entrer dans l’histoire. Mais, à tâcher de dire, à coucher le vif, je m’échappe, le vocabulaire me bouffe. Qu’est-ce que j’écris là ?
***
J’essaie de parler en silence. Et puis j’écris tout de même, et j’ai peur. Je sens que je m’embringue. Moi qui me tais depuis des années, depuis ces jours, ces mois qui n’arrêtent pas de durer, d’être ce présent, la nausée des mots me revient, malgré moi, la charogne de la grammaire purule pleine page, et ça va puer. J’ai peur.
***
Parce que :
Ils vont tous revenir, ceux d’autrefois et me ronger, me grignoter par en dedans. Le vierge et le vivace vont me faire faux bond, le bel aujourd’hui ce sera la soupe à la grimace. J’arriverai qu’à ramener du faisandé sous vos yeux. et je pourrirai en plein midi. EternellementNote600. .
L’incipit de La Belle Ombre est tout aussi exemplaire de cette volonté de mettre à mal le pacte de lecture habituel du roman noir. En effet, le récit événementiel à proprement parler est là aussi légèrement différé, et le roman est d’emblée placé sous le signe d’une écriture métaphorique et poétique :
Je suis un peuple sans destin.
Et jamais je n’eus de maison vraie. Une maison dont je fusse le passé et qui me fût un avenir. Les chez-moi, m’en parlez plus. Autrefois, l’impression m’habitait que j’avais feu et lieu. Partout. Qu’on n’attendait que moi pour prendre possession et user de céans. Archi-faux. J’étais arrogant, j’étais orgueilleux sans raisonNote601. .
Les thèmes sont ici présentés : un homme en quête d’identité, qui refuse son passé, qui va accueillir sous la forme d’une maison un lieu chargé de mémoire. À travers la phrase « les chez-moi, m’en parlez plus », c’est une fois de plus le spectre de Céline qui apparaît, comme le confirment ces lignes, un peu plus loin :
T’écrivais avec la peau, Louis-Ferdinand, mon beau salaud, mon saint des banlieues, ma providence des vérolés de barrière, mon Esculape de pavé, moi j’ai plus que la peau sur les mots et personne n’en donnerait cherNote602. .
C’est donc sous un double parrainage que s’ouvre ce roman noir, celui d’Apollinaire, qui d’une certaine manière inaugure le roman (par le titre et l’épigraphe) et qui le clôt (les derniers mots), et celui de Céline, présent dans le roman pour certains traits stylistiques et pour le caractère tragique de ses œuvres romanesques.
En outre, l’étude des structures du roman noir l’a montré, un certain nombre de textes dans les années 1990-2000 se caractérise par une absence de dénouement, un refus de clore l’intrigue. Si la majorité des textes ferme les possibilités narratives en donnant toutes les explications au lecteur, quelques-uns proposent néanmoins une fin ouverte, indéterminée, soit parce que l’on ne sait ce que deviendront les personnages (Dernière station avant l’autoroute de Pagan, Otto de Fonteneau, Les Paupières de Lou de Dessaint), soit parce que le lecteur ne dispose pas clairement des éléments de compréhension (Zoocity de Nicloux, Les Jours défaits de Demure). Ces cas, somme toute atypiques, ont été envisagés plus haut ; mais ils s’éclairent d’un jour nouveau dès lors que l’on prend en compte les emprunts que fait le roman d’avant-garde au roman noir. De même que celui-là brouille les contours du noir, notamment par ce que nous appelons une poétique de la suspension et de l’indécision, ces romans noirs déroutent par une fin non résolutive, une absence de clôture, qui sont autant de jeux avec les attendus – sinon les codes – du genre. Pascal Dessaint ne dit pas autre chose lorsqu’il écrit une préface aux Paupières de Lou en 2004, lors de la réédition du roman par Rivages/Noir. Selon lui, ce premier roman annonce les suivants, et sa volonté de dépasser les limites du genre :
À relire Les Paupières de Lou, je constate que tout ce que j’ai pu écrire par la suite était en germe dans ce roman, il s’agit de la première pierre posée dont dépend l’équilibre de l’édifice tout entier. (…) Par la volonté que j’avais alors, déjà ! de détourner les lois du genre, on devine aussi mes autres romans plus glauques.
Notre hypothèse est que cette volonté de transgresser les règles supposées (par ailleurs déniées chez ces mêmes auteurs…) se dit d’autant plus volontiers que les romanciers d’avant-garde ont contribué à ce travail de sape. Il n’est plus possible, et Manchette l’a montré quelques années auparavant, de reprendre en toute innocence les codes du genre. La tension vers la légitimité amène ces romanciers à reproduire, à importer des procédés d’écriture habituellement attribuées à la littérature la plus légitime, notamment cette poétique de la suspension.
Ce type de travail formel et stylistique est assez rare avant les années 1990-2000. Il y a bien sûr un travail mené sur les codes de la narration, sur les motifs, et l’on sait quel styliste est Jean-Patrick Manchette ; on sait également que Jean Vautrin, dans Billy-ze-Kick ou À bulletins rouges, travaille sur l’oralité de manière très poussée. Michel Quint commence à publier du roman noir dans les années 80. Néanmoins, il faut attendre, semble-t-il, les années 90 pour que le roman noir, du moins une partie de la production, reprenne des procédés d’écriture de l’avant-garde, et soit travaillé par la tentation du poétique ou par l’expérimentation rythmique et formelle. Il y a fort à parier que les romans de Michel Quint ou ceux de Michel Buin auraient été impubliables s’ils n’avaient été précédés puis accompagnés du travail de Jean EchenozNote603. . On émettra donc l’hypothèse que ces emprunts à la littérature blanche, d’avant-garde, accompagnés comme on le verra d’emprunts de la littérature au roman noir, permettent à ce dernier de s’interroger sur ses propres limites, infléchissent son évolution, notamment en direction d’une plus grande exigence formelle et stylistique, autant que le roman d’avant-garde trouvera dans le roman noir –entre autres genres –un moyen d’interroger le romanesqueNote604. . Mais les références transtextuelles transgénériques ne manifestent pas seulement le « sérieux » du roman noir, dans une logique d’adhésion. Le jeu de références, infra ou trans-générique, a également pour fonction de rendre un hommage ludique au genre ou à la littérature légitime, dans un jeu subtil de distanciation. Le roman noir des années 1990-2000 cultive en effet le second degré, qui, tout autant que les marqueurs transtextuels que nous venons d’analyser, est une marque de distinction.
Les emprunts et les références à la littérature légitime étudiés ci-dessus ont en commun leur caractère sérieux : le roman noir affiche par là ses préoccupations formelles, stylistiques et poétiques. Il manifeste ainsi une tension vers le littéraire, qui s’exprime également dans ce que l’on pourrait appeler le culte du second degré, la capacité de se référer à la littérature légitime ou aux attendus génériques de manière non-innocente, et par là même distanciée. Jean-Patrick Manchette a décrit dans ses Chroniques cette tentation du second degré, qui caractérisait selon lui le néopolar :
Le néopolar est récupérateur, soit qu’il se livre à la « mise en scène feuilletonesque de certaines attitudes non conformistes » (Jaime Semprun, Précis de récupération), soit qu’il décore les intrigues de débris littéraires ramassés un peu partoutNote605. .
Cette attitude n’est pas sans faire penser à la définition que donne Gilles Lipovetsky du postmodernisme qui, après le « modernisme créatif », est « une phase de déclin de la créativité artistique n’ayant plus pour ressort que l’exploitation extrême des principes modernistes (…), une culture (…) qui, au terme de son procès, produit de l’identique, du stéréotype, une morne répétitionNote606. . » Survenant après la crise de la représentation, l’esthétique postmoderne se caractérise entre autres par le recyclage des formes existantes, la subversion des conventions esthétiques. En littérature, il y a un constant recours à l’intertextualité, la réutilisation et le mélange de formes et de genres, dans un syncrétisme où le contraste entre les éléments disparates ne peut que créer un effet de distanciation ironique et de saturation.
Il peut s’agir d’une transtextualité trans-générique. Ainsi, Jean-Hugues Oppel se livre avec Brocéliande-sur-Marne à une réécriture ludique des légendes arthuriennes. Dans la bourgade désignée par le titre vont s’affronter les forces du Bien et du Mal. Arthur Leroy, restaurateur et tenancier de La Table ronde, lutte contre les vils promoteurs immobiliers, Lanchelot et Dulac, aidé de Martin le chanteur, tandis que Morgane Lafay absorbe des substances d’une « magie » quelque peu illégale. Jean-Bernard Pouy se livre à ce type de jeux postmodernes avec À sec ! (Spinoza encule Hegel. Le retour), par le biais des épigraphes. Aux citations authentiques mises en exergue, puisées chez des écrivains, des philosophes, Pouy juxtapose des citations attribuées à de grands auteurs mais totalement inventées, toutes évoquant le foot, comme celle-ci, « signée » Malebranche :
Le foot, ça rend hyper super conNote607. .
Si ces fausses citations ne trompent personne, elles n’en jettent pas moins le doute sur les autres, qui sont quant à elles authentiques, pour autant qu’on ait pu le vérifier ; d’autant plus que Pouy invente un auteur, Arthur Keelt, qui exprime des pensées sur le football, mais qui permet aussi à Pouy de livrer des propos plus « sérieux ». Collage postmoderne de citations authentiques et inventées, la pratique de l’épigraphe devient une entreprise de soupçon généralisée, car c’est toute pensée qui devient suspecte, et dont le sérieux est mis en cause. Ce type de jeu sur les motifs, les scénarios ou les citations reste toutefois l’exception. Dans le roman noir, à partir de la période du néopolar, se développent une série d’hommages au roman noir des années glorieuses, mêlant hommage et ironie, provoquant du même coup ce que Paul Bleton appelle une « lecture louche », très courante dans la lecture sérielle. Le lecteur passe, « dans l’acte de lecture lui-même, à un autre cadre interprétatif qui n’efface pas le premier pour autant, qui s’y superpose, tresse avec lui une compréhension stéréosémiqueNote608. . » Pour l’essentiel, le roman noir réfère à d’autres romans noirs ou plus largement policiers, donc à la transtextualité infra-générique, qui peut revêtir plusieurs formes. Cela peut être l’allusion au sens où l’emploie Annick Bouillaguet d’emprunt non littéral et non explicite :
Attendez ! J’ai coincé mon pied au bas de la porte pour qu’elle ne puisse pas la refermer. J’avais vu faire un truc pareil à Phil Marlowe du temps que je l’accompagnais chez les richards de L.A. pour fureter sous les meubles à la recherche du Faucon maltaisNote609. .
En rentrant, je sais qu’elle a regardé mon petit bouclard, avec le divan fatigué, les livres, mon bureau. J’avais une vieille Underwood sur une table de desserte. Je me suis installé dans mon fauteuil, le dos aux voies. J’ai flanqué les pieds sur mon bureau. Sam SpadeNote610. .
Il pensait à un roman de Gaston Leroux, L’Aiguille creuse [sic !], qui devait se passer dans la région quand il aperçut, au loin, la silhouette dansante d’un joggerNote611. .
Ces allusions peuvent être très rapides, lorsque par exemple des personnages portent le nom d’auteurs de romans policiers ou noirs : dans Nazis dans le métro, un personnage porte le nom de Delteil, un autre de Lehmann ; dans Chasseurs de têtes, un personnage se nomme Brigitte Aubert ; dans La Tendresse du loup, on trouve un Jaouen. Le relevé n’est pas exhaustif, mais révèle qu’il s’agit, comme dans les titres, d’établir une connivence avec le lecteur en prenant appui sur son encyclopédie générique, et de se situer dans la même tradition générique.
La plupart du temps, ces références ont simplement pour fonction d’assurer ou de conforter la reconnaissance générique, dans une connivence favorisant la lecture louche dont parle Paul Bleton. Telle est également la fonction de la préface du Roi des ordures de Jean Vautrin, qui explicite les filiations génériques du roman que s’apprête à découvrir le lecteur, ce qui a pour conséquence d’orienter sa saisie du texte. Jean Vautrin revendique la filiation romanesque de l’école hard-boiled des fondateurs du genre, des pulp magazines :
Il était une fois Dashiell Hammett, Raymond Chandler, Horace McCoy, William Irish, Franck Gruber et des dizaines d’autres ; il était une fois le roman noir et ses auteurs de la Hard-Boiled School, l’ « Ecole des durs à cuire ». (…) J’ai éprouvé le besoin de renouer avec un espace libre et enragé où le seul code en vigueur est celui d’une mythologie tenace qui a enchanté ma jeunesse. (…) Voilà pourquoi, selon mon cœur aujourd’hui, je vous propose l’histoire d’un looser magnifique, d’un type à jeter, Harry Whence, - un détective de quat’sous, un pulp detectiveNote612. .
La parenté générique – architextuelle pourrait-on dire – est affichée dans une préface à la fonction métatextuelle, puisqu’elle précède et commente le texte romanesque. La particularité de cette préface de Jean Vautrin réside dans son ton, révérencieux, qui trahit l’admiration de l’auteur pour les glorieux aînés.
Néanmoins, ces hommages transtextuels s’apparentent le plus souvent à la manipulation non innocente et distanciée caractéristique du post-modernisme. Les auteurs font le pari d’une compétence architextuelle forte chez leur lecteur, dont l’encyclopédie générique est sans cesse sollicitée, mais ils la mettent à distance. En effet, ces références transtextuelles assurent la cohérence du récit, construisent l’univers référentiel dans une continuité générique, mais dans le même temps, elles sont désamorcées par l’humour, dénoncées dans leur inadéquation au « réel », comme dans les exemples suivants :
Il a pris place dans le fauteuil avachi, et j’ai réintégré ma chaise pivotante de style rétro qui sied parfaitement à mon image de Marlowe du pauvre, sauf que le type que j’avais en face de moi était loin d’être pauvreNote613. .
Doucement, Estopey, doucement. Nous ne sommes pas dans un livre de Jim Thompson et je ne vous couvrirai pas pour tuer des paysans. –Des macs. –Pardon ? –Ce sont des proxénètes qui sont tués dans 1275 âmesNote614. .
Détective privé ! Comme Sam Spade ou Philip Marlowe ! Tu plaisantes, ce n’est pas vraiNote615. …
Un tout petit Bogart miniature avec de grandes oreilles décollées, un grand nez charnu et des dents de lapin, passa la tête et le haut du buste dans l’entrebâillement. Viale raccrocha, inclina la tête sur l’épaule droite et examina le visiteur avec attention. – Hi Bogey, dit-il d’une voix amèneNote616. .
La référence transtextuelle est mise à distance et traitée ironiquement, sur un mode déceptif, en tant qu’elle ne peut advenir complètement dans cet univers référentiel. Ce phénomène est certes répandu dans la paralittérature qui invite volontiers à une lecture ironique. Mais ces auteurs manifestent également par là leur non-innocence, semblant dire au lecteur : cela ne saurait être écrit ainsi, parce que cela a trop été vu dans le roman noir. On ne peut utiliser les codes en toute naïveté, il faut les désamorcer par les références assumées comme telles, dans un jeu littéraire qui mêle hommage et distanciation ironique. On est ici très proche du stéréotype tel qu’il a été défini par Jean-Louis DufaysNote617. , à ceci près qu’il n’y a pas de caractère inoriginé dans ces références. Mais on pense ici aux fonctions du stéréotype de troisième niveau selon Jean-Louis Dufays, qui assure la cohérence du récit tout en mettant en cause la validité du genre, qui est mis en place « tour à tour pour construire l’univers référentiel et pour en dénoncer le caractère relatifNote618. ». Ces références renvoient le roman noir au statut de simulacre et d’œuvre postmoderne. Elles soulignent l’appartenance à un genre, le roman noir, mais dans le même temps, en expriment l’impossibilité, l’épuisement. Paradoxalement, c’est un signe de tension vers la légitimité : parce que s’y exprime une circularité référentielle dénuée de toute naïveté, s’y révèle aussi une forme de littérarité. Jean-Patrick Manchette voyait dans cette tendance au littéraire via la référence infra-générique une menace pour le roman noir :
Dans le moment de son empaillement, le genre pousse des cris d’orfraie, c’est bien connu ; et après qu’il est empaillé, il bouge encore, par implosion, il n’est plus qu’en relation avec lui-même, référent autonomisé, private jokeNote619. .
En outre, cela permet un rapprochement avec des romans parus dans des collections générales et même d’avant-garde, qui se livrent à des détournements des codes du genre policier ou noirNote620. . Si le second degré vaut pour marque de distinction parce qu’il manifeste une utilisation non innocente des codes génériques, il se rapproche aussi par cela de la littérature d’avant-garde, qui va quant à elle multiplier les emprunts au roman noir.
Le genre prouve-t-il ainsi sa légitimité ou sa tension vers la légitimité ? De fait, ces emprunts à la littérature blanche, on l’a dit, montrent de la part du roman noir une aptitude à s’interroger sur ses propres limites, infléchissent son évolution, notamment en direction d’une plus grande exigence formelle et stylistique. Mais ils n’auraient probablement pas été possibles si de son côté, le roman d’avant-garde n’avait pas trouvé dans le roman noir – entre autres genres – un moyen puissant d’interroger le romanesque. Ainsi, il ne s’agit pas seulement d’emprunts de la noire à la blanche, mais bien plus d’une logique d’échanges entre les deux sphères de la production, qui permet à chacune d’évoluer et d’interroger ses limites, et qui témoigne autant de la tension du roman noir vers la légitimité que de sa légitimation effective. Les emprunts de la littérature générale au roman noir n’en sont d’ailleurs qu’un signe parmi d’autres, c’est pourquoi il convient de relever des indices et d’en mesurer l’importance.
L’intérêt de la littérature légitime pour le roman policier, en particulier pour le récit d’énigme, n’est pas nouveau, il apparaît dès les origines du genre. Néanmoins, les emprunts au roman noir sont plus récents : ils se font plus nombreux durant la décennie des années 1990, et ils sont généralement le fait de la littérature romanesque d’avant-garde. Nous verrons quels usages elle fait du roman noir, et nous tenterons d’en saisir les enjeux.
L’intérêt de la littérature légitime, relevant du champ de production restreinte, se manifeste dès les origines du genre policier. Yves Reuter signale l’attention qu’ont portée les frères Goncourt à la production policière de Poe, et dont témoigne leur journal :
Après avoir lu Poe. Quelque chose que la critique n’a pas vu, un monde littéraire nouveau, les signes de la littérature du XXème siècle. Le miraculeux scientifique, la fable par A+B ; une littérature maladive et lucide. Plus de poésie, de l’imagination à coups d’analyse : Zadig juge d’instruction, Cyrano de Bergerac élève d’Arago. Quelque chose de monomaniaque. Les choses ayant plus de rôle que les hommes ; l’amour cédant la place aux déductions et à d’autres sources d’idées, de phrases, de récit et d’intérêt ; la base du roman déplacée et transportée du cœur à la tête et de la passion à l’idée ; du drame à la solutionNote621. .
Dominique Kalifa évoque lui aussi les emprunts que font un certain nombre d’écrivains à la littérature policière, comme Tristan Bernard ou Gide (avec Les Caves du Vatican). Selon lui, il est clair que :
En dépit du dédain souvent affiché à l’encontre d’un genre considéré comme « trivial », les échanges entre littérature légitime et roman de police n’en sont pas moins constants, à tel point que le roman de police vient occuper un espace intermédiaire entre production « littéraire » et production « populaire »Note622. .
Denis Mellier et Gilles Menegaldo soulignent que si « la réécriture de la matière policière se constate aisément dans le roman contemporain », elle « semble être plus particulièrement le fait d’auteurs qui se distinguent par l’exigence et la complexité de leur conception de l’écritureNote623. . » De fait, on sait la fascination qu’exerce Fantômas sur les Surréalistes : Robert Desnos écrit en 1933 une Complainte de Fantômas. Dominique Kalifa rappelle d’ailleurs qu’Apollinaire et Max Jacob fondent en 1914 la « Société des amis de Fantômas ». Plus tard, le Nouveau Roman s’intéresse de près aux formes narratives du roman policier, comme en témoignent certains romans de Butor et Robbe-Grillet. Plus récemment encore, l’OULIPO joue avec les codes et les matrices du roman policier : La Disparition de Georges Pérec, les Hortense de Jacques Roubaud en sont des exemples. Ce sont là des exemples tirés de la littérature française, mais il faudrait y ajouter bien sûr le travail de Borges, d’Eco, de Durrenmatt, de Mendoza ou de Calvino, entre autres. Dans tous ces cas de figure, c’est le roman policier d’énigme, le plus contraint peut-être structurellement, qui inspire les romanciers, et ce sont, selon Denis Mellier et Gilles Menegaldo :
Autant de fictions infiniment possibles pour des écritures qui conjuguent l’évidence du soupçon et le besoin du jeu, le goût de l’intrigue – y compris jusque dans son inachèvement – et le sentiment toujours plus fort que persistent, au-delà de la résolution, les énigmesNote624. .
Qu’en est-il du roman noir ? De la même façon, il attire l’attention des intellectuels et des romanciers. On connaît l’intérêt de Sartre pour les romans de la Série Noire, et avant lui, c’est Gide qui déclarait son admiration pour Hammett :
Lu avec un intérêt très vif (et pourquoi ne pas oser le dire, avec admiration) Le Faucon maltais de Dashiell Hammett, dont j’avais déjà lu, mais en traduction, l’étonnante Moisson rouge. (…) En langue anglaise, ou du moins américaine, nombre de subtilités des dialogues m’échappent ; mais dans La Moisson rouge, ces dialogues sont menés de main de maître et en remontrent à Hemingway ou à Faulkner même, et tout le récit est conduit avec une habileté, un cynisme implacables. C’est, dans ce genre très particulier, ce que j’ai lu de plus remarquableNote625. .
Yves Reuter signale ainsi l’intérêt porté par Pierre Mac Orlan à Albert Simonin, pour lequel il rédige la préface de Touchez pas au grisbi !, et celui d’Aragon pour Hammett, à qui il rend hommage lors de sa mort dans Les Lettres françaises. Plus récemment, Paul Auster, qui s’est d’ailleurs essayé au roman noir sous le pseudonyme de Paul BenjaminNote626. , manipule les codes du noir dans sa trilogie new-yorkaise.
Ainsi, le roman noir inspire le roman d’avant-garde, en tout cas le roman qui donne une place essentielle à l’expérimentation formelle et à une réflexion sur le roman et le romanesque. Le roman noir, ses motifs, ses scénarios, son style, lui fournissent matière à réflexion et à jeu sur le romanesque et ses ressorts. Cet intérêt se manifeste certes avant les années 90, mais il va durant cette décennie permettre des interactions intéressantes avec le roman noir. En effet, non seulement ce dernier va tirer un bénéfice symbolique de ces emprunts et références, mais au-delà, il va à son tour s’imprégner de la réflexion et des innovations stylistiques de l’avant-garde. Il y a donc bien échange : le roman d’avant-garde emprunte les formes, le style, les motifs du roman noir, afin de nourrir sa réflexion et de renouveler ses formes, mais très rapidement, le roman noir transpose cette réflexion et ces renouvellements formels en son sein, dans des expérimentations qui poussent le genre à ses propres limites et le remettent en question.
Jean Echenoz est l’une des figures de l’avant-garde qui s’est le plus intéressé au roman noir, dès les années 80, avouant par exemple son admiration pour Jean-Patrick Manchette. C’est pourquoi nous prenons le temps de nous arrêter longuement sur son œuvre. Cet écrivain, qui fait le procès du romanesque sur un mode ludique, construit nombre de ses romans à partir de catégories littéraires et génériques familières, avant d’en désamorcer les codes, déstabilisant le lecteur dans ses attentes. Ainsi, la parenté générique n’est affichée par le romancier que pour être aussitôt transgressée, dans un mouvement de familiarisation / défamiliarisation. Cela passe notamment par des emprunts à des genres comme le roman noir. Les Grandes blondes, roman paru en 1995, reprend et neutralise des motifs du roman noir : l’intrigue s’organise autour de la recherche d’une femme jadis célèbre ; au cours de sa traque, Gloria, ex-starlette à la blondeur de cinéma, tue certains de ses poursuivants à la solde d’un mystérieux commanditaire. Intrigue de roman noir ? En réalité pas vraiment, puisque Gloria, dotée d’une nouvelle identité, a fui la célébrité pour sombrer dans une folie qui la pousse au meurtre, tandis que ses poursuivants ne font qu’obéir à un concepteur d’émissions télévisées : celui-ci veut tout simplement produire une émission autour des « blondes », et se met en quête de cette ancienne gloire dont la disparition l’intrigue. Pourtant, c’est à certains personnages féminins de Manchette que fait penser la dangereuse Gloria, telle Julie dans Ô dingos, ô châteaux, ou Aimée dans Fatale. Les codes du roman noir sont désamorcés après avoir été soigneusement mis en place. Mais bien avant ce roman, Jean Echenoz utilise codes et style du roman noir dans Le Méridien de Greenwich (1979), Cherokee (1983), Lac (1989). Dans Le Méridien de Greenwich, des personnages –tueurs à gage, commanditaires, déjà- protègent ou cherchent à éliminer un scientifique sur une île déserte. Le roman emprunte des motifs au noir et au roman d’aventures. Dans Cherokee, Echenoz s’empare des motifs du noir, puisque l’intrigue mêle détectives, policiers, malfrats. L’incipit exhibe les codes du noir :
Un jour, un homme sortit d’un hangar. C’était un hangar vide, dans la banlieue est. C’était un homme grand, large, fort, avec une grosse tête inexpressive. C’était la fin du jour. L’homme était vêtu d’un pull-over tricoté à la main, à rayures jaunes et rouges, sous un imperméable en feuille plastique souple, opaque, avec des côtes impressionnées imitant un tissage de gabardine. Un petit chapeau de pluie s’étalait comme un poisson plat sur le sommet de son crâne. Il venait de dormir cinq heures d’affilée au fond du hangar, et maintenant il marchait en jetant de fréquents regards à gauche, à droite, derrière lui. Il se méfiait. Il avait volé la veille une somme importante, il craignait d’être reconnu, il ne voulait pas qu’on l’arrête ; il ne voulait pas qu’on lui reprenne l’argentNote627. .
Cet incipit présente un personnage mystérieux dans un décor inquiétant et désolé, caractérisé par deux éléments, un élément comportemental et psychologique, sa méfiance, qui tend à faire penser au lecteur qu’il a quelque chose à se reprocher ou qu’il est menacé, et un autre qui enclenche le récit et une attente, le fait qu’il ait dérobé de l’argent. C’est donc une atmosphère de roman noir qui est suggérée par les motifs et la caractérisation du personnage et du décor.
Un peu plus tard, toujours dans le premier chapitre, une bagarre éclate entre cet homme et d’autres consommateurs d’une boîte de nuit : ainsi, Jean Echenoz utilise des codes et thèmes du noir, avec un lieu emblématique du noir, une scène de violence, mais il les désamorce aussitôt. En effet, le lecteur ne comprend pas ce qui se passe exactement, et l’incident se termine rapidement sur un « comme si rien ne s’était passéNote628. ». Si le premier chapitre met toutefois en place un certain nombre de motifs du noir, notamment la violence, le (double) vol, le récit s’ingénie ensuite à désavouer ces pistes génériques : il s’épuise en une prolifération d’intrigues annexes, enchevêtrées, jouant sur les attentes d’un lecteur leurré. Autrement dit, les références au noir, en se multipliant et en se superposant hors contexte, vont perdre toute cohérence. Dans Lac, Jean Echenoz s’adonne à une parodie de l’écriture comportementaliste, héritée des pères du hardboiled, mais également de Jean-Patrick Manchette qui lui-même se livre à des parodies ou à des pastiches de l’écriture comportementaliste afin d’en montrer l’inanité dans les années 70. Jean Echenoz ruine les codes génériques, tout comme pouvait le faire Manchette, en multipliant les détails descriptifs :
Introduisant dans la serrure ce petit cylindre – banal amalgame d’hexogène de pentrite et d’élastomère, – puis y adaptant un minuscule détonateur (…) la charge finit par déflagrer avec un bruit furtif, incongru, de pot d’échappement dérégléNote629. .
Ce passage n’est pas sans faire penser à certaines lignes de Jean-Patrick Manchette, où le père du néopolar joue avec les conventions stylistiques du noir et abuse de détails exacts mais non productifs d’un point de vue narratif sur les armes à feu. Cette parenté n’est pas un hasard. Jean Echenoz explique en 1996 que son projet initial était d’être publié dans des collections noires, mais que son travail romanesque l’a finalement mené sur d’autres chemins :
En même temps, parmi ce que je lisais, dans les formes romanesques de la Série Noire, [il y avait] des romans policiers qui me paraissaient du genre noble. J’ai donc d’abord voulu écrire un roman policier de base, que je pourrais essayer de faire publier à la Série Noire ou au Fleuve Noir. Et puis, progressivement, je me suis rendu compte que j’allais dans des directions qui n’intéressaient que le schéma classique du roman noir. Je partais sur des chemins de dérive, avec des soucis de construction, de sonorités, de récits croisés qui ne s’inscrivaient pas tellement dans cette tradition-là. Ceux-ci ont même fini par occuper la plus grande part du livre. Ce qui était parti comme un projet de roman noir n’empruntait plus que certains éléments à cette formeNote630. .
Plus précisément, il dit avoir beaucoup lu Manchette :
Il faut dire que Manchette, je l’ai beaucoup relu, même si je le fais moins aujourd’hui. Pendant longtemps, j’ai même entretenu une relation bizarre avec lui dans la mesure où la lecture de ses livres me donnait physiquement envie d’écrire. (…) Je crois que j’ai été immédiatement séduit par l’élégance de son écritureNote631. .
Il confesse même certains emprunts à Jean-Patrick Manchette :
Et j’avoue que je me suis livré à des vols caractérisés…avec l’accord de l’auteur ! Dans Ô dingos, ô châteaux !, le chauffeur d’un milliardaire demande à une jeune femme nommée Julie Ballanger si elle n’est pas parente avec un politicien communiste, et dans mon premier roman j’ai mis un personnage du nom de Selmer qu’on interroge sur sa parenté avec un fabricant de saxos… Dans le dernier, Les Grandes blondes, les livres que Gloria emporte partout avec elle sont également un emprunt, j’ai reproduit trois lignes –toujours avec l’accord de Manchette –parce qu’elles collaient parfaitement dans mon livreNote632. .
De fait, dès 1979, Jean-Patrick Manchette signalait dans ses Chroniques son intérêt pour Le Méridien de Greenwich :
Pour ceux qui ne dédaignent pas de lire, une ou deux fois par an, un bouquin pas sérieux, je veux dire un roman littéraire au lieu d’un polar, signalons le bizarre Méridien de Greenwich, de Jean Echenoz (Minuit), dont le jeu littéraire évoque Raymond Roussel, mais dont la matière est empruntée principalement au polar, de sorte que cet ouvrage très sophistiqué est aussi très amusantNote633. .
Le ton provocateur de Jean-Patrick Manchette le signale : les auteurs de roman noir sont agacés tout en se félicitant de cet intérêt de l’avant-garde pour un genre jadis si décrié. Jean Echenoz n’est d’ailleurs pas le seul romancier à utiliser et à détourner les motifs du roman noir. Dans les années 1990-2000, quelques écrivains, publiés aux éditions de Minuit, travaillent sur les limites du romanesque en utilisant, du moins dans certains de leurs romans, des traits thématiques et structurels du roman noir. Ainsi, François Bon, dans Un Fait diversNote634. , utilise, comme l’indique le titre, la matière romanesque usuelle du roman noir : le fait divers criminel. Surtout, ce roman polyphonique (constitué de bribes de monologues alternés) a pour référence, comme nombre de romans noirs, la tragédie : ce roman et le roman noir partagent donc une vision commune de l’existence et des individus écrasés par leur condition. Cette référence est explicite dans le roman, par la voix de l’acteur qui doit incarner le héros criminel et qui livre ici sa vision de cet événement :
J’aime à la racine de notre monde ces très vieilles tragédies pour ces pulsions mauvaises qu’elles mettent à nu en ce qu’elles affectent le destin commun, qu’on y sait l’histoire et son dénouement avant même que cela commence : comptent seulement les variantes du chant, l’arrangement du défilé des voix et la puissance immobile des phrasesNote635. .
Cette phrase pourrait résumer à elle seule le travail de François Bon : son matériau n’est pas neuf – l’humain et la tragédie de l’humain – mais l’essentiel et la nouveauté résident dans le travail sur le langage, le « chant ». Le romancier ne s’inspire pas directement d’auteurs de romans noirs, mais il partage avec eux des références et des influences ; outre la tragédie, des écrivains tels que Dostoïevski ou Faulkner sont régulièrement convoqués dans ses entretiens, comme ils peuvent l’être chez des auteurs de romans noirs. La ville est selon lui un motif essentiel, et comme dans le roman noir, elle est acteur, « sujet collectif, agissant dans son éclatement, ses circulationsNote636. ». Au-delà, on appose souvent sur l’œuvre de F.Bon l’étiquette de « nouveau réalisme social ». De fait, dans Un Fait divers, le romancier, en utilisant la polyphonie, convoque des points de vue variés sur un même événement, et leur en fait exprimer, par une parole poétique, le caractère tragique. Chez François Bon, le tragique, s’il est lié à la condition humaine, ne peut faire oublier les déterminismes sociaux. Peut-on dire pour autant que François Bon écrit des romans noirs ? Sans doute pas, mais certaines de ses œuvres partagent avec ce genre des influences et une vision du monde tout en noirceur.
D’autres auteurs travaillent fort différemment certains aspects du roman noir. À la suite de Jean Echenoz, ils subvertissent les catégories génériques : nous prendrons ici les exemples d’Éric Laurrent, de Christian Gailly et de Tanguy Viel. Le travail d’Eric Laurrent est assez proche, nous semble-t-il, de celui de Jean Echenoz. Dans le roman Liquider, paru en 1997, la trame pourrait être celle d’un roman noir, puisqu’il est question d’un couple adultère en fuite –avec l’argent du mari bafoué -, d’une maîtresse qui sème illico son amant et complice en emportant l’argent, de tueurs à la solde du mari en quête de ces deux traîtres à la cause de leur patron. Protagonistes, motifs (poursuite, cavale, vol), les ingrédients du noir sont là, avec une pointe d’humour dans la distanciation générique, et, comme chez Echenoz, avec un travail très poussé sur le style. Chez Tanguy Viel, dans Le Black Note, et chez Christian Gailly, dans Les Evadés, les emprunts sont également nombreux. Dans le roman de Tanguy Viel, Le Black Note (Minuit, 1997), le narrateur revient de manière lancinante sur son passé, sur son amitié avec des joueurs de jazz, comme lui, et sur la mort dans un incendie de l’un d’entre eux. Le récit dévoile peu à peu, par allusions et indices ténus, que cette mort, qui n’est pas à proprement parler le résultat d’un meurtre, aurait pu être évitée : c’est du moins l’une des hypothèses que la lecture permet de construire. Dans Les Evadés (Minuit, 1997), Christian Gailly reprend lui aussi de nombreux motifs du noir : un homme très puissant qui possède et dirige toute une ville, y compris sa police, un autre homme qui intervient pour faire cesser un passage à tabac et tue un policier, l’arrestation de cet homme et sa condamnation, suivie de son évasion. Ces deux romans ont une trame narrative que ne renieraient pas les auteurs de noir, et ils ont en commun le travail sur la langue, les rythmes, ainsi qu’une même poétique de l’indécision et de la suspension. En effet, alors que le roman noir, traditionnellement, donne les clés de compréhension d’une situation donnée, aussi sombre soit-elle dans son dénouement, ici, les romanciers font le choix du brouillage : les contours de l’intrigue, les rôles et fonctions des personnages y sont troubles, les événements trop peu précis pour que se dévoile une causalité sans ambiguïté pour le lecteur, et la fin apparaît suspendue dans un état d’irrésolution voire de non clôture. Ainsi, dans les dernières lignes des Evadés, Christian Gailly relate le piège tendu par Amundsen à l’évadé et à ses complices. Une fusillade éclate et de nombreux personnages tombent sous les rafales des balles. Le dénouement ressemble donc fort à celui d’un roman noir, tragique et sans issue. Pourtant, le fugitif ne se trouve pas où il devrait être – dans un piano qui a permis son évasion de la prison, et comme les tueurs, le lecteur berné reste dans l’incertitude :
Ils le massacrèrent à coups de fusil à pompe. Le piano fut secoué comme l’auto de Bonnie and Clyde pris au piège à la fin et exécutés. Un coup bien placé souleva le couvercle qui à peine levé retomba et, halte au feu, ce fut tout. (…) C’était un piano ordinaire. Un bon vieux Steinway. Et Fils. Oui, et Fils. (…) Vide ou plutôt non. Plein de ses organes pianiques, un mot bizarre, résultant de la destruction partielle, presque centrale du mot Pianistique. Le successeur de Shannon se retourna, sourcils levés, bras ouverts, l’air de dire Je ne comprends pas. L’incompréhension passa de Collins à la baie, d’Amundsen à Alix. Le Rosemonde ne pouvait plus attendre. Le commandant Marquand donna l’ordre d’appareillerNote637. .
Ainsi, le roman d’avant-garde utilise des procédés du roman noir : dans les exemples envisagés, la trame romanesque est celle d’un roman noir, mais le traitement narratif fait passer au premier plan une interrogation sur le roman et le romanesque et le travail poétique sur la langue. Forme jugée stéréotypée, le genre « noir » utilisé par le roman d’avant-garde est une matière première où « construction » et « sonorités », pour reprendre les mots de Jean Echenoz, constituent l’essentiel de la préoccupation du romancier. Si tous continuent à penser leur œuvre comme radicalement distincte du roman noir, on peut penser que cet appétit de l’avant-garde pour le noir a facilité le passage de certains auteurs de romans noirs vers les collections blanches. En effet, l’intérêt porté au genre lui confère une certaine littérarité, lui reconnaît des potentialités littéraires : le roman noir tire de cet intérêt de l’avant-garde pour ses formes et motifs un bénéfice symbolique. Mais il est probable également que ces rapports de prédation permettent au roman noir de s’interroger sur ses propres limites et possibilités, et infléchissent son évolution, notamment par une plus grande exigence formelle et stylistique, comme on l’a vu.
Le roman noir, ou certains de ses auteurs, parviennent à attirer l’attention hors de la sphère des spécialistes et des amateurs du genre. Le mouvement ne fait que s’amorcer dans les années 1990-2000, et il apparaît plutôt vers la fin des années 90, mais il est réel. Le Magazine littéraire consacre un numéro à la « Planète polar » en juin 1996Note638. . Y figurent des écrivains français et étrangers, parmi lesquels Dantec, mais il est à remarquer qu’une revue littéraire parmi les plus légitimes des revues grand public s’intéresse au phénomène. De même, la revue Les Temps modernes, fondée par Sartre, consacre son numéro de l’été 1997 au genre, dans un dossier intitulé « Roman noir. Pas d’orchidées pour les T.M. »Note639. .
Dans les deux cas, le phénomène montre que le roman noir gagne en légitimité, puisque dans aucune des deux revues il n’est désigné comme genre digne d’un intérêt au second degré. Cependant, une étape supplémentaire vers la légitimité est franchie par certains auteurs dans Le Magazine littéraire, comme Jean-Bernard Pouy qui publie en décembre 2001 un article sur les liens entre rock et polar dans le numéro consacré aux écrivains rock (parmi lesquels on retrouve Maurice G. Dantec), ainsi qu’un article sur l’aventure du Poulpe dans le numéro consacré aux avant-gardesNote640. , et surtout comme Dantec, qui est intégré au dossier que le même titre consacre aux avant-gardes littérairesNote641. .
Mais il est un signe plus frappant encore de légitimation, la mobilité des auteurs dans le champ. Cela désigne le fait que certains romanciers, qui se sont fait connaître par leur production « noire », accèdent à une forme de reconnaissance qui excède le milieu des amateurs du genre, et parviennent à se faire publier dans des collections générales, « blanches ». Plusieurs cas de figure sont envisageables, de la simple migration éditoriale à la migration générique, cas de figure que nous examinerons à travers quelques exemples, sans souci d’exhaustivité.
Sont appelées « migrations génériques » les migrations éditoriales qui correspondent également à un changement de genre, l’auteur quittant alors le genre du roman noir pour d’autres genres. Ce phénomène commence dans les années 80 (il y a probablement des cas antérieurs) : Jean Vautrin a ainsi connu une première carrière littéraire dans le genre noir, puisqu’il est l’un des plus importants auteurs du néopolar. De 1973 à 1982, il publie des romans noirs, mais opère un virage vers le roman et vers la littérature blanche dans les années 80 ; en 1986, il publie La Vie Ripolin pour lequel il obtient le Prix de la Société des Gens de Lettres, et en 1989, il obtient le prix Goncourt pour un roman publié chez Grasset, Un Grand Pas vers le Bon Dieu. Il délaisse le roman noir pendant de nombreuses années, avant d’y revenir en 1997 avec Le Roi des ordures. Néanmoins, il ne s’agit pas simplement d’un va-et-vient entre deux productions, tout d’abord parce que même s’il a délaissé le roman noir, Jean Vautrin a publié des romans hommages au roman populaire avec Dan FranckNote642. , ensuite parce que son retour vers le roman noir ne se fait pas dans n’importe quelles conditions. En effet, Le Roi des ordures, roman noir qui rend hommage à Hammett, est publié hors collection policière, dans une collection blanche, chez Fayard. Lorsque la réédition en poche aura lieu, l’année suivante, ce sera dans la collection généraliste du Livre de Poche. D’un point de vue éditorial, le passage par le roman, les collections blanches et la reconnaissance institutionnelle qui s’est opérée via les prix, ont permis un reclassement du roman noir lorsque retour au genre il y a eu. Jean Vautrin va continuer dans cette veine noire à partir de 1997, mais il sera toujours publié en collection blanche.
Trois auteurs du corpus quittent les collections policières dans les années 90. Pour l’un d’entre eux, le parcours est comparable, quoique différent, à celui de Vautrin. Il s’agit de Didier Daeninckx, qui commence à publier en 1982, avec un premier roman noir remarqué, Mort au premier tour. Fort du succès apporté notamment par Meurtres pour mémoire, publié en 1984, en Série Noire, il s’échappe des collections noires dans les années 90, publiant chez Verdier des romans et récits qui peuvent difficilement être rattachés au genre noir. Ainsi, en 1995, il publie Les Figurants, récit qui flirte avec le fantastique ; en 1996, c’est La Repentie, et en 1998, Cannibale, qui sera réédité en Folio – dans la collection générale. Néanmoins, dans les années 90, Didier Daeninckx ne songe pas à quitter le genre du roman noir, et s’il diversifie sa production littéraire, il ne renonce pas à publier dans les collections policières.
Tout autre est le cas de Daniel Picouly et Michel Quint, qui semblent quant à eux avoir définitivement quitté le genre du noir. Daniel Picouly publie trois romans noirs dans le début des années 90 : La Lumière des fous est refusé par la Série Noire et publié par les éditions du Rocher en 1991, et Nec et Les Larmes du chef sortent en Série Noire, en 1992 et 1994. La notoriété de Daniel Picouly ne semble pas dépasser les limites du milieu des lecteurs de romans policiers et noirs. Elle est néanmoins suffisante pour lui permettre de publier en 1995, chez Flammarion, un récit autobiographique, Le Champ de personne, dont le succès est un véritable phénomène médiatique. Il n’est pour ainsi dire jamais fait mention, alors, des précédentes publications de Picouly dans le roman noir. Quoi qu’il en soit, le romancier quitte le genre, et si L’Enfant Léopard reprend certains personnages du noirNote643. , on ne saurait le considérer comme un roman noir, plutôt une fable qui emprunte des motifs à la littérature policière. Le roman n’est en aucun cas considéré comme un roman policier – encore moins comme un roman noir – et obtient le Prix Renaudot. S’il ne s’agit pas de remettre en cause l’intérêt porté par Daniel Picouly au roman noir, il semble bien que l’on puisse considérer que sa stratégie a été celle du cheval de Troie : la publication, dans un premier temps, dans des collections fortement marquées génériquement permet de s’introduire dans le milieu de l’édition, et d’accéder dans un second temps aux collections générales, avec changement de genre.
Michel Quint a quant à lui connu une plus longue carrière dans le roman noir. Il publie un premier roman noir en 1984, Le Testament inavouable, en Fleuve noir. Dans les années 90, il publie sept romans noirs, chez différents éditeurs, et en 2000, il publie Effroyables jardins. Il ne s’agit pas à proprement parler d’une migration éditoriale, comme pour Daniel Picouly. En effet, Michel Quint a déjà publié chez Joëlle Losfeld plusieurs romans noirs, dans la collection consacrée à la littérature française de l’éditeur. Certains de ces titres ont été repris par Rivages/Noir, mais d’autres l’ont été par Joëlle Losfeld elle-même dans la collection Arcanes, la même que pour Effroyables jardins. Reste que Lundi perdu, Cake Walk sont bien considérés comme des romans noirs par les spécialistes du genre. En revanche, la publication d’Effroyables jardins constitue bien une migration générique, puisque le récit mêle fiction romanesque et autobiographie. Comme pour Daniel Picouly, le succès de ce court récit éclipse la carrière « noire » de l’auteur, lequel a depuis poursuivi dans une veine autobiographique.
En quoi ces parcours illustrent-ils la légitimation du genre ? Le fait que des auteurs puissent migrer vers des collections blanches, en changeant de genre, montre que la publication en roman noir ne frappe pas les romanciers d’ostracisme. Au contraire, elle leur permet d’accéder au monde de l’édition. Pour certains (Daniel Picouly), cela signifie l’abandon du genre noir, pour d’autres (Didier Daeninckx), cela signifie tout simplement la possibilité d’alterner les genres. Cette mobilité indique peut-être moins la légitimation du genre en lui-même que son statut de genre passerelle vers les collections blanches. Il faut distinguer les cas où la reconnaissance va à l’auteur et non au genre en tant que tel : ainsi en est-il pour Michel Quint, ou Tonino Benacquista. Le cas de Vautrin est plus intéressant : à une première période noire a succédé une période blanche, avec un retour au noir, mais un roman noir introduit dans les collections blanches, identifié comme roman noir, mais un roman noir auréolé du prestige de la carrière en « blanche » de l’auteur. On peut donc bien parler d’un bénéfice symbolique pour le roman noir. Dans d’autres cas, le bénéfice tiré par le roman noir ne passe même pas par une migration générique, mais par une simple migration éditoriale.
Les migrations éditoriales désignent ici le fait suivant : des auteurs ayant commencé leur carrière littéraire en publiant des romans noirs dans des collections policières acquièrent suffisamment de notoriété, de reconnaissance, ou possèdent un réseau suffisant pour publier ensuite leurs romans dans des collections générales, sans avoir pour autant changé de genre, de mode d’écriture – au moins dans un premier temps. Le phénomène n’est pas sans précédent : dans les années 80, Daniel Pennac a acquis une certaine notoriété grâce à ses romans noirs, publiés en 1985 et 1987 à la Série Noire chez Gallimard, Au bonheur des ogres et La Fée carabine. En 1989, alors qu’il poursuit la saga noire de son personnage Malaussène, il quitte la Série Noire, et publie La Petite marchande de prose en collection blanche, toujours chez Gallimard. La migration est purement éditoriale : les personnages sont les mêmes, ainsi que les motifs et schèmes narratifs. Si les deux premiers romans ont permis à leur auteur d’acquérir une notoriété qui dépasse le milieu des lecteurs de polars, c’est malgré tout le troisième volet des aventures de Malaussène qui lui vaut d’accéder au succès auprès du grand public. Il s’agit d’un cas de migration éditoriale, et non générique, qui se poursuivra dans les années 90, avec la publication, toujours en collection blanche, de Monsieur Malaussène (1995) et de Aux fruits de la passion (1998). Pennac réussit là où Jean-Patrick Manchette avait échoué dans les années 70 : on se souvient que Fatale avait été publié en 1977 chez Gallimard, hors Série Noire. Il ne s’agissait pas à proprement parler d’une publication en collection blanche, au sens où le roman ne bénéficiait pas de la prestigieuse couverture blanche à liseré rouge et noir, mais d’une couverture illustrée par Jacques Tardi. Cela en a peut-être fait un produit hybride aux yeux du public et des lecteurs, ni tout à fait roman noir, ni tout à fait roman ; quoi qu’il en soit, le roman a été ensuite publié à nouveau en Série Noire, puis en Folio Policier.
Dans les années 90, en partie probablement grâce au succès de Daniel Pennac, grâce aussi aux migrations génériques d’auteurs comme Vautrin, les auteurs de romans noirs vont pouvoir aller vers les collections blanches, faisant accéder leur production (noire) à un plus grand public, et à une plus grande légitimité. Dans une certaine mesure, le parcours de Michel Quint illustre cette tendance. S’il est vrai qu’il a connu la consécration publique au moment où il a abandonné le roman noir pour le récit autobiographique, il n’en avait pas moins commencé à introduire des romans noirs dans des collections de littérature générale, notamment chez Joëlle Losfeld, on l’a vu plus haut. Néanmoins, d’autres auteurs ont accédé à la notoriété et à une forme de reconnaissance par des romans noirs publiés en collection blanche, ou ont vu leur production noire reclassée, symboliquement et éditorialement, à la faveur de leur passage en collection blanche, comme Virginie Despentes avec Les Jolies Choses. Il faut toutefois souligner le paradoxe suivant : si Les Jolies Choses est bien perçu par le milieu du roman policier comme un roman noirNote644. , la critique généraliste ne le considère pas comme tel, mais interprète le passage de Despentes en collection blanche comme un changement de genre et d’écriture. Le renoncement relatif de l’auteur à la violence de ses ouvrages précédents explique probablement ce phénomène en partie, sans toutefois constituer une explication suffisante. Il semble bien la migration éditoriale entraîne la requalification générique dans la plupart des cas, requalification d’autant plus aisée que les traits génériques sont labiles, dans ce genre moins codifié que d’autres, aux traits poétiques plus fluctuants. De même que des auteurs de romans noirs s’autorisent à annexer au genre des œuvres comme celles de Dostoïevski ou Kafka, les critiques et les lecteurs requalifient sans ambages un roman noir, l’annexant totalement au roman, sans déceler clairement les traits poétiques qui en font pourtant un roman noir. On peut y voir un signe de légitimation du genre roman noir, mais une légitimation paradoxale. Le roman noir peut accéder à une reconnaissance dans la littérature générale, mais, dès lors qu’il est publié hors collection policière ou noire, le même roman n’est plus considéré comme un roman noir. La migration éditoriale n’est donc pas une migration générique, mais elle est perçue comme telle, et c’est peut-être ce qui permet la reconnaissance symbolique. Le roman noir peut accéder à la reconnaissance symbolique, mais elle se fait au détriment de la reconnaissance – au sens d’identification – de son identité générique. Cela souligne d’une part l’importance des catégories éditoriales en matière de reconnaissance symbolique, d’autre part la labilité d’un genre qui peut très bien n’être pas perçu comme tel dès qu’il s’échappe des collections spécialisées ; le genre est bien une pratique sociale, puisque son identification se fait à la condition d’une publication permettant de l’identifier comme tel.
« La littérature, c’est ce qui s’enseigne » disait Barthes. Au-delà de la boutade, cette phrase rappelle que la littérature est une construction sociale et une affaire de croyance. Jacques Dubois, qui s’appuie sur les travaux de Pierre Bourdieu, le rappelle :
À partir du 19ème siècle (…), la littérature accède, à l’intérieur du système de production bourgeois, à une autonomie et à une structuration inédites. Dès lors, la conscience de la littérature comme univers sacralisé va pouvoir se développer en même temps que se mettent en place des instances de légitimation et un code spécifiqueNote645. .
Les instances de légitimation codifient les normes et veillent à leur reproduction :
Leur fonction majeure est d’assumer la légitimité littéraire et de la reproduire à travers le crédit culturel dont elles font profiter les produits et les agents de la productionNote646. .
Si les instances de consécration se spécialisent, il en une qui, extérieure au champ littéraire, reste déterminante pour attribuer la valeur littéraire : l’Ecole, au sens large, puisque le mot peut désigner aussi bien l’école primaire et secondaire que l’Université. Elle est l’instance ultime, selon Jacques Dubois, qui non seulement assure la légitimation, mais plus encore signifie une intégration définitive dans la sphère des œuvres consacrées et en assure la conservation. C’est ainsi que la littérature est ce qui s’enseigne comme littérature, car l’école intègre les pratiques littéraires dans un ensemble de normes. L’objet « littérature » qui se trouve ainsi transmis est perçu comme un héritage structuré logiquement, mais c’est aussi une représentation de la littérature ancrée dans un moment de l’histoire, puisque l’ensemble fait l’objet d’une réinterprétation et d’une réactualisation dont témoigne le manuel de littérature. C’est donc à différents niveaux qu’a été appréciée la légitimation par l’Ecole du genre du roman noir. Nous avons distingué la légitimation par l’Ecole au sens d’école secondaire (collège et lycée) et la légitimation par l’Université. L’Ecole révèle ou non l’intégration du genre roman noir via les programmes et via les manuels scolaires, deux points qui seront traités en relation l’un avec l’autre. L’Université est également un indice de légitimation ; il n’a pas été possible de procéder, à l’imitation de Luc Boltanski pour la bande dessinée, à une évaluation de l’intégration du roman noir dans les enseignements ; en revanche, on se demandera si le roman noir (et plus largement le roman policier) est à partir des années 1990 un sujet de thèse ou non. De même, il faudra prendre garde à ne pas confondre la légitimation du genre tout entier et celle d’un auteur en particulier, qui peut se faire hors du genre. Néanmoins, même lorsque la légitimation d’un auteur se fait hors du genre, on peut considérer que le prestige en rejaillit sur le genre lui-même.
Les années 1990-2000 voient l’arrivée du roman policier dans les programmes scolaires définis par le Ministère de l’Education Nationale. Si le roman policier à proprement parler n’est pas un genre dont on demande l’étude à l’égal du genre autobiographique ou épistolaire, il est bel et bien mentionné dans les listes d’œuvres qui accompagnent les programmes eux-mêmes, listes d’œuvres classées en genres. En classe de 6ème et au cycle central (5ème - 4ème), c’est essentiellement le roman policier pour la jeunesse qui est recommandé. En 6ème, des auteurs tels que Arrou-Vignod, Honacker, Hector Hugo ou Malika Ferdjoukh sont mentionnés ; en 5ème et 4ème, on trouve une liste plus longue d’auteurs de romans policiers pour la jeunesse, mais il est également précisé :
Les classiques du genre sont également à conseiller : Agatha Christie, Arthur Conan Doyle, Alfred Hitchcock, Maurice Leblanc, Gaston Leroux, Pierre VéryNote647. .
C’est donc le roman d’énigme qui, à travers ces « classiques du genre », est privilégié, alors que la production pour la jeunesse est plus variée d’un point de vue générique. En effet, Lapoigne et l’ogre du métro de Thierry Jonquet, ou Cauchemar Pirate de Daniel Picouly, font la part belle à l’énigme et au suspense, mais ils offrent également une coloration noire. Il faut attendre la classe de troisième pour que le roman noir pour adultes fasse son apparition à côté des titres pour la jeunesse : Meurtres pour mémoire ou À louer sans commission de Didier Daeninckx, Le Voleur de temps de Tony Hillermann, Au bonheur des ogres de Daniel Pennac ou Fantasia chez les ploucs de Charles William sont les choix – ou plutôt les suggestions – institutionnelles en matière de roman noir. Celui-ci, qui voisine avec l’autobiographie, est donc un genre digne d’être étudié au collège, à travers la production pour la jeunesse ou des romans pour adultes. Mais dans tous les cas de figure, il est identifié comme genre policier, et en aucun cas les œuvres ne sont mises au même niveau que des auteurs de la sphère légitime classique.
Au lycée, rien ne se passe avant la réforme des programmes en 2000, plus précisément dans les programmes de seconde. En effet, point de roman noir ni de roman policier dans les programmes de 1ère, année d’évaluation certificative (les épreuves anticipées de français pour le baccalauréat) sanctionnant entre autres choses la maîtrise d’une culture légitime relativement classique. En seconde, en revanche, l’un des objets d’étude ménage une ouverture au roman noir, « l’étude du récit : roman ou nouvelle », à travers un corpus d’œuvres et d’extraits littéraires du 19ème et/ou du 20ème siècles. Il n’est pas fait mention du genre policier dans les programmes, mais dans les listes d’œuvres proposées dans les documents d’accompagnement, une rubrique retient l’attention, celle des « œuvres moins attendues » qui, est-il précisé, « outre des œuvres immédiatement contemporaines, [peuvent] susciter la curiosité et l’attention des élèvesNote648. ». Pêle-mêle, y sont citées des œuvres de Tahar Ben Jelloun, Fitzgerald, Roman Gary, Thomas Hardy, Patrick Modiano, Raymond Radiguet, Michel Tremblay. On y trouve aussi La Bête et la Belle de Thierry Jonquet, ainsi que La Fée carabine et La Petite Marchande de prose de Daniel Pennac. Bien sûr, le nombre de titres peut sembler négligeable. Cependant deux faits sont intéressants ; ce sont des romans noirs qui sont ici retenus, sans ambiguïté, et ils ne sont pas identifiés comme tels, ou comme romans policiers, mais présentés sur le même plan que des œuvres dont les auteurs sont d’ores et déjà consacrés et légitimés, comme Modiano. Les deux faits sont sans doute liés : la labilité du roman noir, illustrée par ces romans précis, autorise qu’on les présente comme des romans, alors que les codes considérés comme figés du roman d’énigme les bannissent de toute façon de ce classement. Le roman noir échapperait donc à la stigmatisation générique précisément grâce à sa labilité générique. Si les romans de Daniel Pennac contiennent des éléments d’enquête, c’est plutôt la création d’un univers qui importe, et si La Bête et la Belle de Jonquet contient aussi des éléments d’enquête, l’auteur s’amuse avant tout avec les codes, bernant le lecteur dans une œuvre qui reprend tout autant les codes du conte de fée – le titre le montre assez – pour les inverser.
Qu’en est-il des manuels scolaires ? Au collège, ils ont devancé les programmes, et le roman policier – de jeunesse, à énigme – est présent depuis quelques années déjà. Sans prétendre à l’exhaustivité, nous avons recensé la présence du genre policier et plus précisément du roman noir dans les manuels de collège que nous avions à notre disposition, c’est-à-dire des manuels des années 1990. Nous avons élaboré un tableau, où l’on distingue roman policier et roman noir, sachant qu’un roman noir peut être identifié comme roman policier, sans plus de détail. Dans ce cas, c’est nous qui avons pris la décision de le classer dans la rubrique roman noir, mais nous le signalons. De même, il est précisé dans quel chapitre se trouve l’extrait de roman : soit l’étude porte sur le genre policier ou noir, soit il porte sur les techniques narratives, et dans ce cas, le texte est considéré à l’égal des textes d’auteurs pleinement consacrés.
REFERENCES | ROMAN POLICIER PRESENT | TYPE DE DESIGNATION / CLASSEMENT | ROMAN NOIR PRESENT | TYPE DE DESIGNATION / CLASSEMENT |
1990, Istra/Casteilla, A la rencontre des livres, 6ème | M. Leblanc, Boileau-Narcejac, Conan Doyle |
Spécifique, chapitre « Jouons au détective » | ||
1994, Belin, Français 6ème | Conan Doyle | Non spécifique, chapitre sur la démarche de lecture, saisie à travers l’enquête | ||
1994, Hatier, Français. Lire Ecrire ensemble, 6ème | 0 | 0 | 0 | 0 |
2000, Bordas, Côté lecture, 6ème | 0 | 0 | 0 | 0 |
2000, Hachette, Français, Texto Collèges, 6ème | Boileau-Narcejac (J) | Non spécifique, étude d’œuvre complète dans le prolongement d’une séquence appelée « Définir le héros » | ||
2000, Hatier, Français, 6ème | M.Leblanc | Non spécifique, chap. « Raconter/ Comparer des débuts de récits » | ||
2000, Magnard, Français, 6ème | 0 | 0 | 0 | 0 |
Bordas, Français. A travers mots, 6ème | Pennac (J) Conan Doyle, Curwood, Rice Burroughs, La Fontaine |
Non spécifique, chap. « Des messages » Spécifique, chap. « Des enquêtes » |
||
1995, Hachette, Littérature et expression, 5ème | 0 | 0 | 0 | 0 |
1997, Magnard, Textes et regards, 5ème | Boileau-Narcejac (J), Doyle, Horowitz (J) Leblanc, Dahl (J) |
Spécifique, chap. « Enquêtes policières. Le roman policier. Suivre la logique et le rythme de l’action » | ||
2001, Hatier, Français 5ème | Boileau M.Leblanc |
Non spécifique, chap. « Raconter » Spécifique, « Le récit policier » |
||
Bordas, Français, A travers mots, 5ème | 0 | 0 | 0 | 0 |
1992, Nathan, Lire à loisir, 4ème | Leroux, Simenon, Véry, Higgins Clark, Poe, Magnan | Spécifique, chap. sur le roman policier | Malet, Jonquet, Daeninckx, Chandler | Spécifique, chap. sur le roman policier |
1998, Bordas, L’art de lire, 4ème | Pennac | Non spécifique, « Pour comprendre le sens d’un texte » |
Hatier, Littérature et méthode, 4ème | Horace McCoy | Non spécifique, chap. « Le dialogue » | ||
1989, Hatier, Littérature et méthode, 3ème | James Hadley Chase, Pennac | Spécifique, pages sur le roman policier, dans un chapitre sur les différentes catégories de romans | ||
1993, Nathan, Lire à loisir, 3ème | 0 | 0 | 0 | 0 |
1999, Delagrave, Français, 3ème | Doyle, Leroux, Poe, Highsmith | Spécifique, chapitre sur la fiction à travers le roman policier | Chandler, Chester Himes, Hammett, Vargas | Spécifique, chapitre sur la fiction à travers le roman policier |
1999, Hachette, Lettres Vives, 3ème | Agatha Christie | Non spécifique, « Le personnage de roman » | ||
1999, Hatier, Français 3ème | Véry | Non spécifique chap. « raconter, décrire, expliquer pour convaincre » | ||
1999, Nathan, Français Textes et méthodes, 3ème | Boileau | Non spécifique « De l’explication à l’argumentation » | Pennac, Amila | Non spécifique, « le personnage de récit », « Roman et histoire » |
Sans surprise, en 6ème et en 5ème, un manuel sur deux environ ouvre ses pages au genre policier, et c’est le roman policier d’énigme qui est privilégié, avant comme après la réforme des programmes. De même, à ces deux niveaux de classe, c’est le roman policier pour la jeunesse, et les grands classiques à caractère fondateur qui occupent l’essentiel des pages sur le roman policier. En 4ème, l’échantillon est faible (trois manuels), mais les trois manuels s’ouvrent au roman noir (un manuel donne malgré tout une place au roman d’énigme également), et quatre des six auteurs sont des français relevant de notre corpus. Si avant la réforme, le traitement des textes est générique, il ne l’est pas après, signe d’une légitimation un peu plus avancée. En 3ème, seul un des six manuels observés ne fait aucune place au genre policier, et c’est un manuel antérieur à la réforme de troisième. Quatre ouvrent leurs pages au roman policier (énigme, suspense) et trois au roman noir (l’un d’entre eux ne parle d’ailleurs que de roman noir, sans aborder le roman d’énigme ou le roman à suspense). Les auteurs cités sont en majorité les Américains Hammett, Chandler, Himes, Chase, mais les Français ne sont pas en reste, avec Pennac, Vargas et Amila. Enfin, si le traitement est spécifiquement générique pour le roman policier et noir avant la réforme, il ne l’est plus ensuite, à une exception près.
Peut-on dégager des traits marquants de cette rapide étude ? L’évolution n’est pas nette. D’une part le roman policier est présent depuis des années, et bien présent dans les années 90, avec des variations selon les niveaux de classe, d’autre part, le roman noir reste peu présent, sauf en 4ème et en 3ème : les manuels continuent à privilégier le roman d’énigme, sans doute parce qu’il offre moins de risques pour un jeune public (la violence du roman noir peut en effet être un obstacle à son étude avec de jeunes élèves), et parce qu’il offre une métaphore de la posture du lecteur, détective prélevant des indices dans un texte, à l’égal du détective qui prélève des indices pour reconstruire la vérité. Quoi qu’il en soit, les manuels suivent peu les suggestions d’œuvres des instructions officielles : Daeninckx et Meurtres pour mémoire est finalement peu présent. Le roman noir est timidement représenté dans les manuels scolaires, même à travers des œuvres adaptées à la jeunesse, et ce sont plutôt les figures tutélaires du genre – Hammett, Chandler – qui sont représentées.
Les manuels de lycée ne font apparemment guère mieux, même si l’évolution est plus nette. On ne sera pas surpris de constater que la plupart des anthologies littéraires présentes sur le marché avant la réforme de la classe de seconde en 2000 ne disent mot d’un genre déclassé, qui n’apporte rien par conséquent à la construction d’une culture littéraire légitime. Il faut toutefois relever une exception, celle de l’anthologie dirigée par Henri Mitterand, spécialiste du roman, intitulée Littérature. Textes et documents. En effet, dans le volume consacré au 20ème siècle, on trouve un chapitre intitulé « La littérature des marges : roman policier et science-fiction ». L’une des subdivisions du chapitre est consacré au genre : « Du roman-problème à l’explosion du néopolar », et des extraits de Simenon (Lettre à mon juge), de San Antonio (Bacchanale chez la mère Tatzi), Manchette (Nada), ADG (La nuit des grands chiens malades), Bialot (Le Salon du prêt à saigner), Vautrin (Groom) sont proposés aux élèves. Le fait est d’importance, même si l’on ne peut que constater que le genre est stigmatisé comme appartenant à la sphère des littératures « en marge », et non à celle de la littérature légitime.
Neuf manuels dits de la réforme, c’est-à-dire mis sur le marché en 2000, ont été observésNote649. . La démarche d’analyse est la même que pour les manuels de collège.
REFERENCES | ROMAN POLICIER | TRAITEMENT | ROMAN NOIR | TRAITEMENT |
Nathan, Français 2nde. Analyse littéraire et expression. | Simenon, La Pipe de Maigret | Non spécifique. Les genres narratifs / La diversité romanesque | San Antonio, Un éléphant, ça trompe | Non spécifique, Les registres et les tonalités du récit. |
Belin, Anthologie 2nde/1ère, Textes et parcours en France et en Europe | Simenon, L’Inspecteur malgracieux | Non spécifique, Le récit et ses codes | San Antonio, Mange et tais-toi ; Daeninckx, Le Bourreau et son double ; James Ellroy, L.A. Confidential | Non spécifique, Le récit et ses codes |
Delagrave, Français 2nde | Daeninckx, La Main courante | Non spécifique « La nouvelle » | ||
Magnard, Lectures. Anthologie pour le lycée, tome 2 (19ème, 20ème siècles) | 0 | 0 | 0 | 0 |
Hachette Education, Littérature et langage, 2nde | 0 | 0 | 0 | 0 |
Hatier, Littérature 2nde | 0 | 0 | 0 | 0 |
Hachette Education, Littérature 2nde, Des textes à l’œuvre | Daeninckx, Passages d’enfer | Non spécifique | ||
Bréal, Français 2nde | James Hadley Chase, La Chair de l’orchidée | Non spécifique, Figures, registres du narratif | ||
Bordas, Français 2nde | Magnan, La Maison assassinée | Non spécifique, Pouvoirs de la fiction | Malet, 120, rue de la Gare | Non spécifique, Pouvoirs de la fiction |
Sur les neuf manuels, seuls trois ne font aucune place au genre, et si trois manuels sur les six autres convoquent des textes relevant de la littérature policière hors noir, tous ménagent une place au roman noir, ou à la nouvelle noire (qui peut d’ailleurs être publiée hors des collections dédiées au genre, comme Passages d’enfer, de Daeninckx). Le traitement n’est jamais spécifique, c’est-à-dire qu’il n’y a pas de stigmatisation générique, de déclassement a priori. Si l’auteur peut être identifié dans les lignes de présentation comme auteur de roman noir, le texte sélectionné ne l’est jamais en tant que représentant du genre au service d’un apprentissage spécifique, mais bien comme texte littéraire permettant un apprentissage des techniques du récit ou une réflexion sur les pouvoirs de la fiction. C’est ainsi que San Antonio voisine dans le Nathan avec Rabelais, sans qu’aucune hiérarchie ne soit faite entre les deux… Quant à Malet dans le Bordas, il illustre les pouvoirs de la fiction au même titre que Giono, Tournier, Cohen, Kundera, Le Clézio ou Gracq. Paradoxalement, les manuels consultés ne suivent pas les suggestions des programmes, puisque ni Pennac ni Jonquet n’y sont présents. Pourtant, le roman noir est bel et bien représenté, dans un nombre non négligeable de manuels de notre échantillon, et surtout, l’indice de légitimité s’y mesure à l’absence d’identification générique préalable. En ce sens, la légitimation est plus forte dans les manuels de lycée que dans les manuels de collège, et ce fait est remarquable, car le lycée est réputé construire une culture littéraire plus classique et plus axée sur la légitimité des auteurs.
Est-ce lié aux évolutions de l’Université et à l’ouverture de la recherche au genre ?
L’indicateur retenu pour aborder la question de la légitimation par l’Université est le nombre de thèses consacré au genre. L’annexe n°7Note650. présente sous forme tabulaire les titres des thèses enregistrées au fichier central des thèses et recensées par le SUDOC. Autrement dit, on y trouvera les thèses en cours (il est impossible de savoir si elles seront soutenues ou non) et les thèses soutenues depuis 1970. Ces dernières témoignent non seulement de l’intérêt des étudiants-chercheurs pour le genre mais aussi de l’agrément apporté par l’institution, puisqu’elles ont fait l’objet d’une expertise par un jury représentant la communauté des chercheurs institutionnels. Mais il nous a semblé pertinent également de retenir les thèses enregistrées et non soutenues à ce jourNote651. , car elles montrent elles aussi la vitalité de l’intérêt des étudiants pour le genre et l’acceptation d’un tel objet d’étude par les professeurs des Universités qui encadrent ces travaux.
La recherche s’est effectuée à partir des mots-clés, des notions de romans noirs, de romans policiers, de romans criminelsNote652. , dans les disciplines suivantes : littérature française, littérature étrangère (anglaise, américaine, hispanisante, etc.) littérature comparée, linguistique, philosophie, sociologie, histoire. Seuls les éléments d’information que sont le titre, la discipline, le nom du directeur de recherches et le lieu d’inscription ont été retenus. 1970 a été pris comme point de départ car cela permettait de noter – ou non – une évolution. De même, nous avons choisi de poursuivre les investigations jusqu’à l’année 2005, estimant que l’impulsion d’un travail de recherche sur le genre pouvait être donnée dans les cursus universitaires des années antérieures, par exemple sous la forme de cours sur le genre, ou tout au moins d’une ouverture sur le genre dans ces enseignements.
Aucune thèse ne porte sur le roman noir à proprement parler avant les années 80, et plus précisément avant 1985. Dans les années 70, quatre thèses concernent le roman policier, en « lettres » (littérature française), en littérature anglaise et en linguistique. Aucun des titres ne semble établir de distinction entre les sous-genres du roman policier, et il est par exemple difficile de savoir si les thèses soutenues en 1970 et en 1978, intitulée D’Arsène Lupin à San Antonio, le roman policier français de 1900 à 1970 et Roman policier et idéologie évoquent ou non le roman noir en tant que genre particulier ; il ne fait pas l’objet d’un traitement spécifique. Les années 80 marquent un léger infléchissement, puisque dix thèses seulement sur ces sujets sont soutenues ou font l’objet d’une inscription au fichier central des thèses à cette période ; mais deux semblent concerner directement le roman noir. Cela ne fait aucun doute pour la thèse sur Le roman noir américain et la famille, soutenue en 1985, mais il est difficile de savoir ce que cache l’intitulé Le noir dans le roman français de la période allant de 1946 à 1960. Quoi qu’il en soit, le roman policier domine (thèses sur le genre dans son ensemble) par rapport au roman noir dans les années 80, qu’il s’agisse sans ambiguïtés du roman policier archaïque ou d’énigme (Le roman policier d’Agatha Christie), du roman policier comme ensemble générique comprenant éventuellement le roman noir (Un exemple de recherche paralittéraire : représentation et destinée féminines dans le roman policier de 1920 à 1980), ou bien encore de cas limites, qui concernent en réalité la sphère de la littérature légitime, avec les Nouveaux Romanciers ou l’ensemble de la littérature romanesque (Le type du criminel dans le roman français de 1815 à 1830 ; Mythe grec et roman policier dans le Nouveau Roman : Les Gommes d’Alain Robbe-Grillet, L’Emploi du temps de Michel Butor).
Cela reste vrai dans les années 90 (onze thèses dans les diverses disciplines sur le roman policier), mais le roman noir fait l’objet de cinq thèses : La représentation de la banlieue dans les romans noirs en France de 1950 à 1990 ; Du drapeau rouge au roman noir : le nouveau roman policier français, entre 1970 et 1995 ; Les incipits chez Léo Malet ; Daniel Pennac : du roman policier au conte pour adultes : vers un nouveau genre romanesque ; Le roman noir, étude d’un genre. Hormis dans le dernier sujet, relevant de la littérature comparée, c’est le roman noir français qui fait l’objet de recherches, le plus souvent dans ses développements les plus immédiatement contemporains. En outre, cinq sujets portent sur la présence du roman policier chez des auteurs relevant de la sphère de la littérature légitime, parmi lesquels Jean Echenoz. Sans aucun doute, on peut voir là un indice de légitimation du genre. Dès les années 1990, le roman noir, comme l’ensemble du roman policier, est devenu un objet de recherches dans le cadre d’un diplôme du troisième cycle, et le roman noir français y prend toute sa place.
Les années 2000-2005 ne vont faire que confirmer et renforcer cette tendance. Vingt-huit thèses sont soutenues ou déclarées au fichier central des thèses, toutes disciplines confondues, avec des sujets portant sur le roman policier d’énigme ou le roman policier dans son ensemble, des sujets périphériques cherchant les influences du roman policier chez des auteurs relevant du champ de production restreinte, ou des sujets ciblant précisément le roman noir. Quinze portent sur le roman noirNote653. , essentiellement en littérature française. Les sujets sont fort divers, et concernent aussi bien des auteurs précis (Amila, Paco Ignacio Taibo IINote654. , San Antonio), que des thèmes (identités masculines, ville) ou des aspects génériques et poétiques (le néopolar, le genre, les enjeux narratifs).
Au-delà de la diversité des sujets, des disciplines, on note la place grandissante du roman policier dans son ensemble et du roman noir précisément. Absent ou presque de la recherche dans le cadre du troisième cycle dans les années 70 et 80, le genre y trouve sa place dans les années 90, et gagne en ampleur à partir de 2000. Il faut encore remarquer que cet intérêt n’est pas « local », il n’est pas le fait de quelques universités et directeurs de thèses, qui pourraient par la nature de leurs propres recherches et dans le cadre d’un laboratoire orienté vers la paralittérature impulser des travaux sur le genre. Au contraire, la diversité des universités représentées, et dans une même université des directeurs de recherche est remarquable. En effet, si Yves Reuter, qui a consacré une partie de ses activités de recherche au genre policier, dirige deux de ces thèses, si Limoges et Jacques Migozzi, avec le Centre de Recherches sur les Littératures populaires et les Cultures médiatiques, sont représentés avec deux thèses en cours, cela ne concerne que quatre thèses. Ce ne sont pas moins de quatorze Universités qui sont représentéesNote655. , et plus de vingt directeurs de thèsesNote656. . C’est dire que l’ouverture aux recherches sur le genre policier et sur le genre noir est le fait d’un nombre non négligeable d’universités et de chercheurs. Ces derniers n’en font pas nécessairement un objet de recherches personnelles, mais l’acceptent du moins comme un objet d’étude.
Le roman noir ne peut donc être saisi, en tant que genre, par des critères purement textuels et poétiques. Aucune des définitions proposées, tant par les critiques que par les auteurs, ne peut être retenue comme définition englobante, suffisante pour l’ensemble des romans du corpus. Cette difficulté s’explique par deux grands facteurs. Le premier est la labilité constitutive du genre, héritier de nombreux types de romans, de productions (littéraires, médiatiques), de moments de l’histoire littéraire ; dès la période glorieuse du roman noir aux Etats-Unis, qui pourrait sembler être la plus facile à caractériser, le genre se révèle rétif à toute tentative de définition stable. Le second est la position qu’occupe le roman noir français pendant les années 90 dans le champ littéraire, mélange de quête de légitimité et de processus de légitimation effectif. Désireux d’accéder à la reconnaissance et de basculer vers le champ de production restreinte – tout en affichant un rejet des valeurs de la littérature blanche – le roman noir ne cesse de prendre ses distances avec les codes et traits du genre, ce qui accentue la difficulté à le cerner en termes d’invariants poétiques, qu’ils soient thématiques ou structurels. Les définitions précédemment recensées ne sauraient être totalement invalidées, pas plus que l’une ou l’autre ne peut être retenue. Chacune s’applique à une partie de la production, à un moment de son histoire, mais aucune ne peut convenir pour définir l’ensemble des romans du corpus.
La sérialité ne saurait être non plus retenue comme critère distinctif. Outre que les romans affichent peu les signes de la sérialité dans les textes mêmes, les indices paratextuels de la sérialité se font eux aussi discrets, soit que la collection – marquée génériquement du sceau du policier – constitue le seul indice de sérialité générique, soit que le roman, publié hors collection policière, ne comporte aucun indice textuel de sérialité. Bien plus, en considérant que Les Jolies Choses, de Virginie Despentes, ou les deux romans de Jean-Claude Izzo publiés hors Série Noire sont bel et bien des romans noirs alors que la réception critique est indifférente à ce type de qualification générique et les accueille comme des romans, on admet de facto que le roman noir existe textuellement, qu’il n’est pas seulement une construction sociale déterminée par une intentionnalité de l’auteur (il n’est pas certain que Virginie Despentes entende écrire du roman noir) et/ou par des stratégies éditoriales conduisant à qualifier génériquement un texte par l’effet collection et à en déterminer la réception. Cela revient à dire que quelque chose, dans le texte même, marque le roman de l’empreinte générique « noire », que ces oeuvres ont une parenté avec les romans noirs publiés en collection noire ou policière, eux-mêmes unis par ce « quelque chose », au-delà de leurs disparités mêmes. À partir de ce noyau générique / génétique commun, chaque roman actualise un certain nombre de traits, qui sont autant de possibles génériques.
Ceci étant posé, le problème reste entier : de quoi est fait ce noyau commun, qui autorise à faire d’un roman paru en collection générale, ne comportant aucune enquête et aucun meurtre, sans aucun trait de sérialité, un roman noir ? S’il n’est ni poétique, ni clairement thématique, ni structurel, s’il n’est pas lié à des questions éditoriales, en quoi consiste-t-il ?