Dans les années 2004-2005, on estimait qu’un livre sur cinq vendu en France était un roman policierNote1. . Cet engouement du public pour le genre est souligné par la presse, qui titre régulièrement sur « la folie polarNote2. ». De fait, le roman policier se distingue dans le monde de l’édition littéraire par une progression régulière depuis les années 90, tant en nombre de parutions qu’en chiffres de ventes, comme en témoignent divers indicateurs. Alors qu’en 1995, 700 nouveaux titres sont mis en vente, ce sont 1228 romans policiers qui apparaissent sur le marché en 2004. En 2000, éditeurs et médias relèvent la place importante du roman policier dans le secteur éditorial. Ainsi, dans le secteur poche, 28% des ventes du Livre de Poche sont imputables à ce genre, ainsi que 16% des ventes de Pocket. Folio Policier, qui a fait évoluer sa maquette vers un marquage générique fort en 1998, réussit son pari ; au bout de trois ans d’existence seulement, la collection a écoulé 1 850 000 exemplaires. Certains auteurs atteignent des chiffres de ventes spectaculaires. Mary Higgins Clark est cette année-là l’auteur le plus vendu, avec 340 000 exemplaires écoulés de son roman Avant de te dire adieu. James Ellroy, Michael Connelly ou John Grisham réalisent des ventes de plus de 100 000 exemplaires. Le roman policier anglo-saxon se taille la part du lion, mais le Français Jean-Christophe Grangé, consacré par Les Rivières pourpres, vend en 2000 plus de 200 000 volumes du Concile de Pierre.
Plus récemment, en 2004, l’ensemble de la fiction progresse de 7,8% en termes de ventes, mais le roman policier fait quant à lui un bond de 28,7%. Les ventes sont soutenues par divers phénomènes médiatiques consacrés au genre, comme les prix ou les festivals spécialisés. Il n’existe pas moins de vingt-sept prix et vingt-huit festivals littéraires policiers, et les librairies spécialisées se sont multipliées en province et à Paris. Au total, soixante éditeurs proposent quatre-vingts collections, et mettent sur le marché vingt millions d’exemplaires par an. Cette expansion du marché du roman policier ne commence pas dans les années 2000 mais elle est le résultat d’une croissance régulière au cours des années 90, qui voient renaître le genre dans la foulée du néopolar. De nombreux éditeurs considèrent en effet que Jean-Patrick Manchette, figure essentielle du néopolar, mais aussi un nouvel auteur américain, James Ellroy, ont consacré le renouveau du roman policier.
Quoi qu’il en soit, le roman policier fait parler de lui, à cause de ses chiffres de vente, mais aussi pour des œuvres particulières. Ainsi, le phénomène Da Vinci Code a fait couler beaucoup d’encre, en se vendant à 500 000 exemplaires huit mois après sa sortie française en mars 2004. En France, ce roman de Dan Brown suscite de nombreuses discussions, et nous ne parlons pas ici des polémiques liées au contenu de l’ouvrage. Les chiffres de ventes très élevés, confrontés à la qualité jugée médiocre du roman, provoquent des commentaires acerbes dans les milieux mêmes du roman policier, du côté des éditeurs, des auteurs, mais aussi de certains lecteurs, qui voient dans le Da VinciCode comme dans les romans de Mary Higgins Clark des produits purement commerciaux, calibrés pour être vendus en très grande quantité, sans le moindre intérêt littéraire. Nombre d’éditeurs mais aussi d’auteurs français ne se reconnaissent pas dans ce type de romans, et introduisent du même coup des hiérarchies symboliques à l’intérieur même du genre.
À vrai dire, le paysage du roman policier n’est pas homogène, loin s’en faut. En termes de ventes comme en termes d’univers et d’écriture romanesques, les différences sont grandes entre John Grisham, Dan Brown, Yves Buin et Pierre Siniac. Sous l’étiquette générique de roman policier ou de polar sont en fait regroupés trois continents. Le roman d’énigme a légué à l’imaginaire collectif une pléiade d’auteurs et de personnages, comme Conan Doyle et son tandem Sherlock Holmes/Watson, Agatha Christie et Hercule Poirot ou Miss Marple, ou bien encore Gaston Leroux et Rouletabille. Le roman à suspense ou thriller (pour une dénomination anglo-saxonne et plus récente) s’illustre dans les romans de Boileau-Narcejac, de Patricia Highsmith, ou plus récemment dans ceux de Mary Higgins Clark ou de Thomas Harris. Enfin, le roman noir est spontanément associé à Dashiell Hammett, Raymond Chandler, James Ellroy ou Jean-Patrick Manchette. Mais ces catégories connaissent à la fois des recoupements, car leurs frontières ne sont pas étanches, et des subdivisions, qui posent elles-mêmes des problèmes de classement. À ces phénomènes d’hybridité générique s’ajoute l’apparition de catégories nouvelles dans les années 80 et 90, en particulier dans le domaine anglo-saxon. Ainsi, les romans de serial killer, dans la lignée d’un Thomas Harris, sont une émanation du roman à suspense, en passe de devenir un genre à part entière ; mais ils peuvent aussi emprunter des éléments au roman noir, par exemple sous la plume de Michael Connelly, avec Le Poète. Les romans de procédure, branche du roman policier élevée au rang de genre à part entière par son initiateur, Ed McBain, s’inscrivent dans la continuité du roman d’énigme, car ils mettent la procédure rationnelle de l’enquête et du raisonnement hypothético-déductif au premier plan, mais ils peuvent se mâtiner de roman noir – chez Dominique Manotti – ou de thriller – chez Patricia Cornwell. C’est bien l’un des problèmes majeurs de qui veut aborder avec rigueur le genre policier. Non seulement ce genre regroupe des œuvres fort diverses, dans des genres difficiles à définir précisément, mais un seul auteur peut mêler ces genres. À dire vrai, parmi les trois grands genres qui composent le roman policier, deux ont pu être cernés de manière stable par les critiques et les chercheurs, tandis que le troisième pose problème.
Le roman d’énigme a fait l’objet de définitions établies, qui permettent de rendre compte de l’ensemble de la production. L’intrigue est fondée sur un acte criminel, et l’enjeu narratif est avant tout d’identifier et par voie de conséquence de mettre hors d’état de nuire (par une arrestation ou la mort) le coupable. C’est pourquoi le genre est fréquemment appelé « whodunit ». Yves Reuter propose de le définir, à la suite d’A. Peyronie, comme un roman dans lequel « on passe de l’énigme à la solution par le moyen d’une enquêteNote3. ». Il précise ensuite :
Le roman à énigme met l’accent sur le récit de l’enquête dont le but est de reconstituer comment le crime (perpétué depuis le début et ellipsé en tant que tel) a été commis, par qui et comment il a été dissimulé. Le présent de l’enquête doit ainsi reconstituer le passé qui a mené au crime pour le clore définitivementNote4. .
Bien entendu, cette configuration de base peut connaître des variations, l’une des plus fécondes étant celle du meurtre en chambre close, dont l’initiateur est le fondateur même du récit d’énigme, Edgar Allan Poe, avec Double Assassinat dans la rue Morgue (1841). Ce roman d’énigme porte à son comble le défi intellectuel que constitue le genre, en proposant un mystère qui semble défier les lois de la raison : un meurtre est commis dans un lieu trouvé hermétiquement clos, dont le meurtrier n’a a priori pas pu s’échapper, et qui n’offre apparemment aucune possibilité de commettre le meurtre de l’extérieur. John Dickson Carr n’a cessé de se confronter à cette variation sur le récit d’énigme. Le raisonnement y est au premier plan, comme le souligne Jean-Claude Vareille à propos de Poe :
Le coup de génie de Poe, qui fonde le genre, est d’avoir senti que le raisonnement en tant que tel, c’est-à-dire la succession des déductions et inductions, possédait à lui seul un intérêt dramatique, qu’il pouvait devenir à lui seul l’essentiel de l’histoireNote5. .
Tout autre est le fonctionnement du roman à suspense, ou thriller, qui va privilégier l’action et l’émotion sur le raisonnement. Un crime peut avoir lieu à l’ouverture du roman, mais généralement, le crime essentiel est en suspens, va avoir lieu, sans que l’on sache quand. Tout l’enjeu narratif est éventuellement de comprendre qui cherche à tuer – mais dans certains cas, le meurtrier est parfaitement connu du lecteur – et de savoir comment empêcher ce crime d’advenir. Selon les cas, le roman sera centré sur l’enquêteur qui cherche à mettre le meurtrier hors d’état de nuire, ou sur la victime potentielle, ou parfois même sur un enquêteur – professionnel ou non – suspecté qui cherche à la fois à se disculper et à mettre fin aux meurtres. Alors que le roman d’énigme entraîne à sa suite le lecteur dans un jeu intellectuel, le roman à suspense provoque chez lui effroi et angoisse face à des événements incertains, émotions d’ailleurs ressenties par les personnages. Yves Reuter souligne dans « Le suspense : les lois d’un genre » que ce genre romanesque est le lieu d’une « psychologisation importante », notamment parce que « le suspense déploie un dispositif d’adhésion généralisée chez le lecteur ». La psychologisation « est fonctionnelle, structurellement liée à la production du suspense, de la tension, en permettant l’adhésion du lecteur, en développant des hésitations et alternatives dans l’intrigue, en se retournant au fil de l’histoire (…)Note6. ». Fabienne Soldini note en outre dans « Le thriller, autopsie contemporaine » une évolution du genre vers la violence et la mort :
Le thriller est une littérature du suspense et de l’angoisse, qui tend de plus en plus à devenir une littérature de l’horreur. Ceci en raison de sa violence, de la crudité de ses descriptions corporelles, des meurtres particulièrement recherchés, des sévices que subissent les victimes ante ou post mortem. (…) Le thriller se revendique un genre extrêmement sanglant, qui marque le retour d’une corporalité déromantisée, mise à nu, dans lequel la mort est violence et souffranceNote7. .
À ce titre, elle considère que le roman de serial killer est une dérivation du thriller, lequel s’est par ailleurs spécialisé en de nombreuses branches thématiques : thriller médical, politique, juridique, etc.
Plus difficile à cerner est le roman noir. Il peut en effet conjuguer mystère et action, et ne dédaigne pas le suspense, même s’il fait rarement de l’effroi l’émotion principale des personnages et des lecteurs. De fait, le genre regroupe des œuvres aussi différentes que Un linceul n’a pas de poches d’Horace McCoy, Mystic river de Dennis Lehane, Visas antérieurs de Luc Baranger et Brouillard au pont de Tolbiac de Léo Malet. Dans ces quatre exemples, il apparaît que l’enquête n’est pas un élément indispensable, et lorsqu’elle est présente, la figure de l’enquêteur n’est pas nécessairement identifiée au privé dur à cuire qu’évoque spontanément le roman noir. Le drame personnel côtoie dans le genre les intrigues aux enjeux sociaux et politiques. La structure régressive et duelle du récit d’énigme peut être reprise par le roman noir, mais elle cède souvent le pas à une organisation prospective, dominée par le suspense. C’est dire qu’il est délicat de cerner le genre par des critères poétiques et textuels. Cette difficulté est la première raison de notre choix du roman noir comme objet d’étude. La seule lecture de romans noirs, issus ou non d’époques et de pays différents, suffit à prendre la mesure de l’extrême variété du genre, impression confirmée à la lecture de définitions fort différentes et parfois même contradictoires dans les ouvrages consacrés au roman policier. Cette confusion ne manque pas de susciter des interrogations sur l’existence même du roman noir, si l’on considère le genre comme une pure construction textuelle. Le roman noir n’existerait-il que par des collections qui regroupent des œuvres par ailleurs textuellement disparates ?
À cet intérêt tissé de questions sur « l’essence du genre noir » s’ajoute le constat de l’évolution de la production ces dernières années, en particulier dans les années 90, à la fois dans le sens d’un développement (on se reportera aux indicateurs mentionnés ci-dessus) et d’une diversification. Certes, l’engouement pour le roman policier se traduit en grande partie par l’explosion, en termes de visibilité médiatique et de ventes, d’auteurs de thrillers en majorité anglo-saxons. Jamais un roman noir, français en tout cas, n’atteint les pharaoniques chiffres de ventes d’une Mary Higgins Clark. Cependant, ces différences ne doivent pas faire oublier le renouveau du roman noir dans les années 80 et 90, renouveau souligné par les médias. Les auteurs issus de la vague du néopolar, apparus sur la scène littéraire dans les années 70 et au début des années 80, ont acquis au sein du milieu policier en France un statut leur permettant d’occuper des places de choix dans le milieu de l’édition ou tout simplement dans les médias. Les réseaux de sociabilité du roman policier en France se constituent alors en majorité autour du roman noir et d’auteurs comme Jean-Bernard Pouy, Patrick Raynal ou Didier Daeninckx. Le genre accroît sa visibilité médiatique, dans la presse traditionnelle, avec par exemple la création en 1998 d’un mensuel, LeJournal du Polar, et dans les nouveaux médias. Internet est en effet investi par les passionnés du genre, et l’on voit fleurir les sites consacrés au roman noir. Mauvais genres, qui naît en 1999, en est une parfaite illustration. Ce site rassemble à la fois des amateurs et des experts, qui apportent des contributions sous diverses formes (critiques, dossiers, entretiens, etc.), et devient un lieu de référence pour lecteurs, auteurs et éditeurs. Par ailleurs, dans un milieu éditorial stimulé à la fois par le succès de Rivages/Noir, collection créée en 1986 par François Guérif, et par le renouveau de la Série Noire sous la houlette de Patrick Raynal dès le début des années 90, les collections fleurissent, et permettent l’apparition de nombreux jeunes auteurs qui vont diversifier le paysage du roman noir. De Pascal Dessaint à Maurice G. Dantec, en passant par Fred Vargas, Jean-Claude Izzo ou Dominique Manotti, ce sont autant de facettes du genre qui sont explorées, rendant du même coup les tentatives de définition globale du genre encore plus malaisées. Si Dominique Manotti entend se situer – en partie du moins – dans la lignée du roman de procédure, Pascal Dessaint propose des œuvres polyphoniques d’une extrême noirceur, tandis que Maurice G. Dantec emprunte des éléments au road-movie ou à la science-fiction. Tous font des choix de structures, de thématiques, de dispositifs narratifs différents, mais tous trois sont considérés comme des auteurs de romans noirs. Le roman noir des années 90 illustre donc la complexité et les contradictions du genre, ce qui en fait un objet d’étude particulièrement intéressant.
Plus largement, le roman noir conduit à s’interroger sur la notion même de genre : quels critères retenir pour définir un genre ? Doit-on prendre en compte uniquement des traits textuels, poétiques, formels ? Le genre est-il une construction textuelle ou une construction sociale ? Il nous est donc apparu que le roman noir, par les difficultés qu’il pose en tant qu’objet textuel, permettait de réfléchir plus généralement à la notion de genre littéraire. En effet, les théories du genre, telles qu’elles se sont développées à partir du 19ème siècle, et plus particulièrement au 20ème siècle, dans les approches formalistes de la littérature, sont souvent à l’origine des définitions du genre rencontrées, définitions qui toutes, à un titre ou à un autre, se révèlent insuffisantes. Il nous faudra donc, à la lueur des développements récents de la théorie, examiner la pertinence et les incidences de la notion de genre appliquée au roman noir. En outre, la conception du genre, en lien avec la notion de littérarité, a souvent renvoyé le roman noir, comme l’ensemble du roman policier, à un statut de genre déclassé. Les travaux de Jean-Marie Schaeffer, de Dominique Combe ou de Michel Murat sur l’évolution de la notion de genre nous permettront de revenir sur la pertinence d’un questionnement générique appliqué au roman noir, et sur l’insuffisance d’outils théoriques hérités du formalisme pour ce questionnement.
À ces constats s’ajoutent des questionnements sur la composante sociale de l’évolution générique du roman noir. La visibilité médiatique du genre peut en effet être interprétée comme un signe d’intérêt et de légitimation pour un genre jadis déclassé. Peu à peu, dans les maisons d’édition, dans les rubriques littéraires des médias, le roman noir sort de son « ghetto ». Les années 90 voient se confirmer un mouvement à peine amorcé dans la décennie précédente : la migration éditoriale de certains auteurs vers les collections générales, vers la littérature blancheNote8. . Certains auteurs, forts d’un succès qui leur confère une visibilité médiatique hors des réseaux du roman noir ou policier, quittent les collections spécialisées. L’un des premiers à avoir réussi ce transfert est Daniel Pennac, avec La Petite marchande de prose, à la fin des années 80. Si l’on ne peut pas nier qu’il ait à cette occasion infléchi son univers et son écriture, il n’en reste pas moins qu’il continue avec ce roman, comme avec les deux suivants, la saga Malaussène. Dans les années 90, d’autres auteurs vont quitter les collections noires pour les grandes collections romanesques, comme Tonino Benacquista – qui investit, à la suite de Daniel Pennac, la « blanche » de Gallimard –, ou Virginie Despentes, qui publie chez Grasset. Les pages littéraires de la presse nationale font une place au genre, ouvrant leurs colonnes à des critiques de roman noir, à des rubriques spécialisées dans la littérature policière et faisant la part belle aux auteurs français. Néanmoins, cet indice de reconnaissance n’est pas dépourvu d’ambiguïté. En effet, il est fréquent que les critiques, chroniquant un roman noir, saluent une œuvre qui est à leurs yeux « beaucoup plus que du polar/roman noir ». La remarque, supposée laudative, fait grincer des dents parmi les auteurs et les éditeurs, et de fait, consacre la dévalorisation du roman noir, littérature de genre et donc non-littérature. Un roman noir ne pourrait donc se voir attribuer une valeur littéraire qu’à la condition de dépasser les limites du genre. C’est que, depuis les Romantiques, la conformité d’une œuvre à des codes génériques est forcément dévalorisante ; l’œuvre contemporaine se distingue par un refus du genre. Cette opposition entre œuvre littéraire et littérature de genre a été relayée par de nombreuses théories de la littérature, notamment les théories formalistes. Dans ces conditions, « la littérature de genre », censée reproduire servilement et sans créativité des codes génériques, ne peut pas accéder à la légitimité et n’appartient pas à la sphère de la littérature. Vittorio Frigerio souligne dans un article de 1997Note9. cette dimension axiologique de la théorie des genres. À la fonction de catégorisation, celle-ci superpose en effet une fonction normative, que l’on retrouve dans l’opposition entre littérature et paralittérature, qui procède de la même démarche. La dénomination de « paralittérature » est proposée lors du colloque de Cerisy-la-Salle de 1967, et sera reprise par la suite par Marc Angenot, Alain-Michel Boyer ou bien encore Daniel Couégnas. Elle est choisie pour remplacer les termes très connotés de « sous-littérature » ou d’« infra-littérature » :
Le préfixe para signifie à la fois près de, autour de et contre, opposé à, mais contre a lui-même une signification double et peut être pris dans le sens de tout près deNote10. .
L’appellation « paralittérature » n’échappe toutefois pas à la connotation péjorative, comme le remarque Vittorio Frigerio :
La paralittérature (…) ne se situe plus sur le même plan que le restant de la littérature. Elle est un en-dehors, un autre chose, une altérité. (…) L’intention originale sous entendue au choix de ce terme – qui était d’échapper aux pièges de définitions connotées négativement telles que « sous-littérature » ou « infra-littérature », par l’utilisation d’un terme « neutre » – est de fait contrecarrée immédiatement par le jugement implicite que ce dont on parle ne relève pas, a priori, du domaine littéraire. La proximité, peu importe son degré, implique déjà en elle-même la différenceNote11. .
La notion de paralittérature se caractérise par des modes de production auctoriaux et éditoriaux spécifiques. Alain-Michel Boyer l’identifie ainsi à divers traitsNote12. qui peuvent se cumuler. L’un d’entre eux est le mode de production : la paralittérature est une littérature de grande diffusion, à grand tirage, dont l’origine est parfois alimentaire. Un autre élément est le mode de publication et de distribution : la sérialité, la pratique du feuilleton, la distribution à bas prix en librairie de gare et en grandes surfaces sont quelques-unes des caractéristiques qu’il relèveNote13. . À la généricité assumée s’ajoutent donc la sérialité, la production de masse, des circuits de diffusion particuliers. Faut-il du même coup postuler que le roman noir, rétif à toute définition stable, dont les traits génériques déjà fluctuants tendent à s’estomper dans une production très variée au cours des années 90, puisse encore être qualifié de paralittéraire ?
En dépit du bien-fondé de ces objections, nous choisissons de conserver cette dénomination de « paralittérature » et de questionner à partir d’elle le roman noir, parce que sa charge minorante est au cœur des enjeux de l’évolution de ce genre. En effet, ce dernier est textuellement et symboliquement travaillé par la bipolarité du champ littéraire, et de même que les critiques ont du mal à afficher leur goût pour une œuvre étiquetée génériquement, les auteurs se heurtent, dans le geste même de l’écriture, à la question du genre et à sa charge symbolique. Ils se trouvent souvent dans une posture ambivalente, qui consiste à la fois à revendiquer l’appartenance générique au roman noir et à refuser l’enfermement et la stigmatisation qu’elle entraîne. Notre hypothèse est que cette défiance influence leur production romanesque et que l’évolution générique du roman noir ces dernières années, allant dans le sens d’un effacement et d’un éclatement des traits génériques, est liée à une quête de reconnaissance.
Ainsi, les raisons de notre choix de travailler sur le roman noir sont toutes liées à la notion de genre et à la paralittérature, c’est-à-dire à des questions de catégorisation des œuvres littéraires, à la fois par définition classifiante et par hiérarchisation. Notre questionnement sera donc d’ordre générique. Le roman noir nous permettra de nous demander si la notion de genre, dont on pense souvent qu’elle est fondée sur l’identification d’invariants poétiques, en particulier dans le cas d’un genre paralittéraire, ne doit pas être considérée comme une pratique sociale autant que textuelle, en relation avec des problèmes de légitimité culturelle. Certes, le roman noir présente des traits textuels récurrents repérables, d’ordre thématique, structurel, narratif, mais ils ne sont en aucun cas suffisants pour définir le genre. En effet, ils sont parfois utilisés par des œuvres romanesques qui ne sauraient être qualifiées de romans noirs. En outre, il est rare qu’un roman noir actualise l’ensemble des traits jugés constitutifs du genre, et l’on peut même constater que durant les années 90, certaines œuvres s’en écartent totalement, sans que leur classification générique soit remise en cause, ou au contraire, les actualisent sans que leur appartenance générique soit reconnue, tout simplement parce qu’elles sont publiées dans des collections blanches. L’un des enjeux de ce travail sera donc de montrer, à travers le cas du roman noir, que le genre est une pratique sociale et textuelle, les deux aspects étant liés. Un autre enjeu sera de définir ce genre au-delà des fluctuations poétiques qui l’affectent. Cette approche générique est indissociable d’un questionnement sur le processus de légitimation du genre et au-delà, sur les enjeux symboliques de la notion de genre à la fin du 20ème siècle. L’évolution générique du roman noir durant ces vingt dernières années nous semble en effet étroitement liée au processus de légitimation qui affecte l’ensemble du roman policier, genre considéré à l’origine comme « mineur ». Le roman noir est particulièrement concerné, sans doute parce qu’il est le plus propice, parmi les genres policiers, à un dépassement de codes génériques originellement fluctuants, et par conséquent, à la mobilité de ses auteurs dans le paysage éditorial. On voit ici affleurer un troisième enjeu de ce travail, lié à la notion de valeur littéraire. En effet, comme le rappelle Jacques Migozzi, « la distinction entre majeur et mineur est une croyance, sécrétée par le champ littéraire », et qui, en tant que telle, « participe de la définition de la valeur littéraireNote14. ». La question du genre est liée à la question de la valeur littéraire. Si, comme nous l’avons vu, depuis le 19ème siècle, se situer dans un genre entraîne automatiquement le déclassement des œuvres, alors refuser les codes génériques pourrait être à lire comme une tentative pour échapper au déclassement. Quoi qu’il en soit, la question de la valeur littéraire, indissociable de celle du processus de légitimation, sera à aborder en tant que telle.
Afin d’aborder le genre à la fois en tant que pratique textuelle et en tant que pratique sociale, nous ferons appel à des référents théoriques de divers horizons. Nous avons mentionné précédemment les travaux des théoriciens des genres ; ceux de Jean-Marie Schaeffer nous seront particulièrement précieux, parce qu’ils permettent d’interroger la notion de genre à partir de ses divers développements historiques, mais nous reviendrons également sur les théories formalistes développées par exemple sous la plume de Tzvetan Todorov. Les travaux récents sur le genre montrent la nécessité de prendre en compte les théories de la réception et la notion d’horizon d’attente telle qu’elle a été développée par Hans Robert Jauss. Le roman noir en tant que genre sera considéré comme un acte discursif prenant place dans une situation de communication particulière, liée à la structuration du monde éditorial et à la question de la légitimation des œuvres. À ce titre, nous utiliserons les travaux portant spécifiquement sur les genres paralittéraires, en particulier les travaux de Daniel Couégnas, qui a élaboré et affiné le « modèle paralittéraire » dans son Introduction à la paralittérature et dans Fictions, énigmes, imagesNote15. . L’auteur élabore un modèle fondé sur la relation du texte au lecteur, tissée de répétitions et de « retour à l’attenduNote16. », entre autres. La réflexion sur les genres en paralittérature et partant, sur la notion de genre, a été au cœur de nombreuses réflexions, notamment dans la communauté des chercheurs apparentés à la Coordination Internationale des Chercheurs en Littératures Populaires et Culture médiatique, qui s’est réunie sur ce thème à Limoges les 3 et 4 avril 2003. Ainsi que le dit alors Marc Lits, « dès les origines, la question du genre a cristallisé tensions et conflits », et « cette notion est l’objet de confrontations virulentes, de malentendus, au point que certains en contestent quasiment l’existence ». Il ajoute :
Il semble que la recherche sur les « mauvais genres » ne peut faire l’économie de la question du genre en elle-même. Ce n’est pas un hasard s’il y a « genre » dans « mauvais genre », et si nombre de recherches génériques prennent pour exemple le policier, le fantastique, à la fois parce que ces types de textes semblent se couler tous dans des prototypes génériques facilement identifiables, mais aussi parce que les productions de masse fonctionnent, dans leur diffusion et leur consommation sérialisées, selon une logique génériqueNote17. .
Nous ne rejetons d’ailleurs pas une approche textuelle du roman noir, et mettrons en œuvre une étude poétique du roman noir en tant que genre narratif et fictionnel. Nous ferons pour cela appel aux travaux fondateurs de Gérard Genette, tels qu’ils se sont développés à partir de Discours du récit, mais aussi dans Figures et dans Nouveaux discours du récit, ainsi que dans Fiction et dictionNote18. . Ils seront complétés par les analyses narratologiques de Dorrit Cohn et de Jaap LintveltNote19. , qui offrent d’intéressants aperçus sur des points d’analyse narratologique tels que la voix et le point de vue. Se posent en outre, à propos du roman noir, des problèmes liés à son statut de fiction réaliste. En effet, nous tenterons de démontrer que, par bien des aspects, le roman noir reprend certains des postulats du roman réaliste, et imbrique étroitement fiction et réalité, au point parfois de troubler l’effet de fiction. Les travaux de Dorrit Cohn dans La Transparence intérieure et surtout dans Le Propre de la fiction, ainsi que ceux de Gérard Genette dans Fiction et diction, permettent d’aborder cet aspect du roman noir. Les travaux de Lorenzo Bonoli et de Paul RicoeurNote20. seront également utiles pour superposer à ces approches poétiques un questionnement sur les fonctions et enjeux de la fictionalité dans le roman noir.
Il est impossible cependant de se contenter d’une approche formaliste seulement, tout comme il serait impossible d’aborder le genre par de simples considérations sur le contexte, les causalités externes à l’œuvre. Pour aborder l’œuvre en tant qu’espace de transition entre individuel et collectif, entre textuel et social, il faut prendre en compte à la fois l’acte d’écriture (ici le recours à une forme, un genre), et la présentation de soi en position d’écrivain, construction qui permet à l’auteur de négocier sa position dans le champ. Nous employons à dessein ce terme. En effet, dans le cadre d’une telle réflexion, la théorie sociologique des champs de Pierre Bourdieu s’avère précieuse, parce qu’elle permet de dépasser la notion de projet créateur enraciné dans la seule singularité créatrice. C’est plus particulièrement à la théorisation des champs littéraires exposée dans Les Règles de l’art que nous nous réfèreronsNote21. . Selon le sociologue, pour reprendre des propos d’Alain Viala, « tout acte de conception d’une œuvre (et pas seulement littéraire) se fait selon la logique propre de l’espace social où se déroulent les activités intellectuelles, subit les influences de cet espace, et (…) toute publication retentit à son tour sur les fonctionnements de cet espaceNote22. . » L’auteur, considéré comme un producteur, ne trouve pas en lui toutes les causalités de son travail, et son inspiration ne peut être entièrement singulière. Son projet créateur s’élabore dans un espace socialement contraint. Le crédit et la maîtrise culturels de l’auteur, son habitus, son statut et sa trajectoire le prédisposent à des prises de position dans cet espace, appelé champ. Cela va se traduire par des choix de formes, de genres, de modèles intertextuels. Ainsi, l’œuvre, fût-elle exceptionnelle, est toujours rapportée à la série, qu’elle peut rejeter, vis-à-vis de laquelle elle peut chercher à se distinguer, en termes de normes esthétiques notamment, ou qu’elle peut intégrer, tout simplement. Dans le champ littéraire interagissent l’ensemble des agents du champ, qu’il s’agisse des auteurs, des éditeurs, des lecteurs, des médiateurs dans leur ensemble, au nom de valeurs idéologiques et esthétiques. Tous contribuent à réguler le champ, organisé selon deux pôles, le champ de grande production – dans lequel se trouve, a priori, le roman policier – et le champ de production restreinte. Les œuvres sont donc, par leurs formes, leurs contenus, leurs genres, des prises de position conscientes ou non, de la part des auteurs.
Dans le cadre de cette théorie des champs, les genres sont des notions essentielles. En effet, le champ va se structurer en fonction de la légitimité des différents genres, la hiérarchie symbolique s’établissant en opposition avec la hiérarchie économique. Mais pour chaque genre se développent un secteur commercial et un secteur d’avant-garde ; chaque genre reproduit donc de manière interne l’opposition du champ. Le roman noir se situe a priori dans le champ de grande production, mais c’est une réalité qu’il nous faudra interroger : nous verrons que le statut du genre dans le champ est plus complexe qu’il n’y paraît, et que, conformément au postulat bourdieusien, le genre se construit en partie, au sein du roman policier, comme un secteur d’avant-garde.
Néanmoins, et on l’a beaucoup reproché à Bourdieu, la théorie du champ littéraire rend insuffisamment compte de la réalité textuelle, et peu de travaux inscrits dans cette lignée ont porté sur des œuvres considérées d’abord dans leur textualité. C’est tout l’intérêt d’ouvrir une approche sociologique du roman noir sur la sociopoétique d’Alain Viala, du moins sur ses postulats théoriques. Rappelons que pour Alain Viala, la sociopoétique se définit comme :
une étude des genres et des formes, qui s’inscri[t] dans une réflexion sur ses variations en fonction de variations sociales ; [c’est] une poétique qui, parce qu’elle est variable et que ces variations se discernent selon des états différents de la société, est identifiée non comme une quête d’ « universaux », mais bien comme une variable socialeNote23. .
Les formes et les genres, objets d’étude de la poétique, n’ont rien d’universel et d’atemporel, et se construisent dans un espace de transition entre l’individuel et le collectif, entre le textuel et le social. Les genres prennent sens dans ce cadre :
Force est d’admettre que les variations historiques des répertoires, définitions et répartitions de genres se font sous l’effet de causalités externes à la pure textualité, donc sous l’effet de faits de société : la corrélation entre ces faits et les états de la poétique donne l’objet de la sociopoétiqueNote24. .
Les formes et contenus littéraires varient entre autres en fonction de la position des auteurs dans le champ littéraire et dans le champ social, selon leur trajectoire, selon le genre, selon le champ littéraire. Ainsi, parce que l’œuvre se construit selon ce que les normes du champ permettent, imposent, interdisent au moment de son énonciation, la logique du champ et le positionnement identitaire de l’auteur se manifestent dans la facture même de l’œuvre. Les causalités internes et externes de l’œuvre sont indissociables. Ainsi que le rappelle Jérôme Meizoz, dont les travaux se situent dans la lignée de ceux de Pierre Bourdieu et d’Alain Viala, « tout texte est tissé de socialité, ce qui exige de le traiter comme un discours situé, en relation dialogique avec d’autres discours au sein de la rumeur du mondeNote25. . »
Outre la théorie des champs, on aura donc recours aux travaux d’Alain Viala sur la nécessité et la possibilité de prendre en compte la textualité même, ainsi qu’à ceux de Jérôme Meizoz, qui mêle approche sociologique d’inspiration bourdieusienne et poétique, et approche en analyse de discours telle que la pratique Dominique MaingueneauNote26. . Quoique apparemment très différentes, leurs approches se réunissent notamment autour de la notion d’ethos (chez Dominique Maingueneau) ou de posture (chez Jérôme Meizoz), liées à la notion de scénographie. La scénographie participe pour le locuteur de la manière de se dire, et autorise la construction d’un ethos, d’une image de soi qui va permettre au locuteur de légitimer sa parole, de s’octroyer une position institutionnelle. Le genre littéraire suppose selon Dominique Maingueneau le choix d’une scénographie. On voit que l’analyse de discours et la manipulation de l’ethos ne s’opposent pas à l’analyse des champs de type bourdieusien, mais qu’au-delà des différences méthodologiques, les deux approches sont complémentaires. Jérôme Meizoz choisit de les articuler dans ses travaux, dont nous nous inspirerons, pour définir la notion de posture, à la suite d’Alain Viala – qui lui-même reprend Bourdieu – comme « une manière singulière d’occuper une position objective dans un champ, balisée quant à elle par des variables sociologiquesNote27. ». C’est la façon personnelle d’investir ou d’habiter un rôle, un statut. Selon lui, deux dimensions sont inséparables dans la posture. La première dimension, non discursive, correspond à « l’ensemble des conduites non verbales de présentation de soi », comme les vêtements, l’allure ; cette dimension sera peu présente dans notre étude. En revanche, nous nous attacherons à la deuxième dimension de la posture, qui est discursive, et qui correspond à l’ethos discursif. La posture renvoie à l’écrivain en tant que personnage public, et entretient des relations avec la position et la trajectoire qui la fondent (origine, formation), avec les groupes littéraires, les réseaux d’écrivains contemporains ou passés auxquels elle se réfère, les genres qu’elle mobilise, les publics auxquels elle s’adresse. Quoique singulière, elle est marquée par l’emprise du collectif, et à ce titre, au-delà des voix singulières d’auteurs de roman noir que nous proposerons à l’étude, c’est à chaque fois une tendance, un groupe qui se caractérise par une posture commune ou présentant des traits communs. Ainsi que le dit Jérôme Meizoz :
laissant à l’agir humain une marge de manœuvre au cœur des déterminismes, le recours à la posture fait apparaître un espace transitionnel entre l’individuel et le collectif, corroborant la fine distinction de Gustave Lanson, pour qui l’écriture est « un acte individuel, mais un acte social de l’individu »Note28.
Il nous faut à présent revenir sur la question du corpus d’étude. Nous avons choisi un ensemble de romans noirs français, c’est-à-dire publiés en langue française et dans des maisons d’édition françaises. Ainsi, un écrivain tel que Yasmina Khadra, de nationalité algérienne mais écrivant en français et ayant fait le choix d’être publié dans des maisons d’édition française, a été intégré au corpus.
Le choix de romans noirs publiés dans la décennie allant de 1990 à 2000 répond aux raisons qui ont précédemment été soulevées et sur lesquelles il nous faut revenir : le questionnement sur la notion de genre se fait plus aigu dès lors que l’on prend en compte cette décennie. Après les derniers feux du phénomène néo-polar, dans les années 80, le roman noir français se diversifie et connaît un nouveau dynamisme ; de nouveaux auteurs, de nouvelles écritures apparaissent. Les maisons d’édition et les collections nouvelles sont nombreuses, plus ou moins éphémères, mais témoignent en tout cas d’une grande vivacité de l’offre. Surtout, le statut symbolique du genre évolue, en relation avec l’évolution du genre lui-même. Le genre se diversifie, nous l’avons dit, et cela se traduit notamment par une tendance à l’hybridité, à la dissolution et à la dissémination génériques. Par hybridité, nous entendons des phénomènes d’emprunt et de mélange avec des codes de genres autres que policier : les cas d’hybridation avec la littérature de science-fiction (terme ici utilisé dans une acception large, et nécessitant quelques précisions ultérieures) sont les plus nombreux. Par dissolution, nous désignons une perte des traits caractéristiques du genre : cela peut être l’absence d’une structure d’enquête ou criminelle, ou l’absence de traits thématiques dénotant habituellement l’appartenance à un genre policier. Cette évolution de l’écriture est liée à un autre phénomène, éditorial celui-là, que nous désignons par le terme de dissémination : c’est dans les années 90 que se multiplient les cas de transferts, de migrations d’auteurs vers des collections non policières, des collections de littérature générale. Un autre phénomène, qui n’est pas vraiment nouveau, se développe : la littérature romanesque légitime, voire d’avant-garde, multiplie les emprunts au roman noir, chez des auteurs comme Jean Echenoz ou François Bon. Les auteurs de noir migrent vers des cieux plus légitimés, tandis que le roman emprunte des motifs, des figures, des traits d’écriture au roman noir. Il s’agit par conséquent d’une logique d’échanges. Du même coup, le roman noir se pose volontiers comme un laboratoire d’écriture, l’avenir de la fiction romanesque. On peut sans doute y voir un indice de reclassement symbolique et de recherche de légitimité : plus que jamais, le roman noir, dans une logique des champs littéraires, appartient à un champ intermédiaire entre littérature et paralittérature. Innovations formelles, instabilité générique, renouvellement de l’offre éditoriale, reclassement symbolique, tous ces phénomènes ont à voir avec la question du genre, et se posent de manière cruciale dans les années 90.
Il est une autre raison au choix de cette décennie, liée à des facteurs extra-littéraires. De nombreux travaux, parmi lesquels ceux d’Annie Collovald, ont montré que les auteurs de roman noir ont une sensibilité politique de gauche, quand ils ne sont pas purement et simplement militants. Or, le début des années 90 marque une rupture politique. C’est en 1989 que tombe le mur de Berlin, signant symboliquement la fin du bloc soviétique. Dès 1990, des conflits politiques et ethniques font leur retour sur le continent européen, avec les premiers incidents en ex-Yougoslavie, qui aboutissent rapidement à une guerre. En France, l’évolution politique est sous le signe du désenchantement pour les militants et sympathisants de gauche, après deux années de cohabitation, et des désillusions issues des différents gouvernements socialistes. Ces événements extérieurs au monde littéraire affectent plus profondément qu’il n’y paraît le genre du roman noir, et redessinent le rapport des auteurs à l’engagement.
Néanmoins, avec ces éléments, la question du corpus n’est pas réglée : le roman noir n’est pas le roman policier, et les collections sont plus souvent des collections de littérature policière que des collections spécialisées dans le roman noir. Ce dernier posant d’évidentes difficultés de définition, de catégorisation, il reste à déterminer ce qui appartient ou non au genre roman noir. On retrouve dans la question du corpus l’éternel problème du genre comme instrument de catégorisation. La question a été soulevée par Karl Vietor, qui rapporte des propos de G. Müller :
Tout historien des genres rencontre un dilemme : apparemment, nous ne pouvons décider de ce qui appartient à un genre, sans savoir déjà ce qui est générique, et pourtant nous ne pouvons savoir ce qui est générique sans reconnaître que tel ou tel élément appartient à un genreNote29. .
Qui invente le genre roman noir ? Qui décide des prescriptions discursives liées à la dénomination « roman noir » ? Un constat empirique permet d’établir qu’un certain nombre d’œuvres, et même de collections, se voient apposer l’étiquette « roman noir ». Toutefois, décider a priori de l’appartenance de tel ou tel texte au genre roman noir n’a pas toujours été chose facile, certains auteurs se montrant particulièrement délicats à catégoriser. Ainsi, au fil de ce travail, certains auteurs ou certaines œuvres se verront écartés du corpus. C’est pourquoi aussi il nous a fallu proposer une première définition, minimale, provisoire, du roman noir, qui a pour unique valeur d’être une hypothèse de travail sans laquelle rien n’était possible. De la même façon, il était impossible de constituer un corpus exhaustif, regroupant tous les romans noirs français des années 90. La première raison en est celle qui est évoquée ci-dessus : constituer un corpus a priori suppose un certain nombre d’omissions. Pour pallier cette difficulté, nous avons effectué un recensement à partir du catalogue des principaux éditeurs de romans noirs, et recoupé ces informations avec le Dictionnaire des Littératures Policières de Claude MesplèdeNote30. qui, sans être exhaustif, permet un balayage très large de la production. Au terme de ce recensement, une bibliographie d’environ 300 ouvrages a pu être constituée. Néanmoins, notre corpus comprendra 138 titres. Avec une part d’arbitraire probablement, certains choix ont été faits. Nous avons sélectionné les auteurs les plus visibles dans le paysage éditorial et médiatique, ainsi que les plus productifs (quantitativement), sans nécessairement retenir l’ensemble des romans qu’ils publient à cette période. Parmi ceux-ci, on trouve des auteurs comme Didier Daeninckx, Jean-Bernard Pouy, Maurice G.Dantec, Pascal Dessaint, Tonino Benacquista, Virginie Despentes, Michel Quint. Les raisons de leur visibilité varient, peuvent être liées à des pratiques d’écriture innovantes – spécificités stylistiques ou génériques, hybridité et dissolution génériques. Elles peuvent être dues à un sens de la provocation médiatique ou au passage réussi vers des collections blanches. Pour ces auteurs-là, nous tendrons vers l’exhaustivité, et tenterons de prendre en compte la totalité des œuvres romanesques « noires » publiées dans la période qui nous intéresse. Pour d’autres auteurs en revanche, nous nous contenterons parfois de quelques œuvres.
Une fois le corpus délimité, il s’agissait dans un premier temps d’examiner la possibilité de proposer une définition du genre « roman noir », à partir de la confrontation des œuvres sélectionnées, et à partir des définitions et typologies relevées dans différents textes critiques. La locution « roman noir » porte en elle-même les indices de la complexité du genre, et pose de nombreux problèmes relatifs à la notion même de genre. Pour reprendre la proposition de Jean-Marie Schaeffer :
Notre tâche la plus urgente n’est pas tant de proposer de nouvelles définitions génériques que d’analyser le fonctionnement des noms génériques ( …) et d’essayer de voir à quoi ils réfèrentNote31. .
Telle est une des raisons de la labilité générique du roman noir : le nom de genre lui-même réfère à des sources diverses, et ne reçoit pas les mêmes acceptions d’un auteur à l’autre, d’un critique à l’autre. En outre, le roman noir se définit rarement seul, il entre dans des typologies regroupant d’autres sous-genres policiers tels que le récit d’énigme et le roman à suspense. Prévaut alors l’entreprise typologique, visant à établir des définitions contrastives. Ayant constaté l’impossibilité de dégager une définition stable et globalisante, nous avons résolu de soumettre les œuvres du corpus à une analyse textuelle, afin d’examiner la possibilité de fonder une définition du genre sur des invariants poétiques, qu’ils soient thématiques, structurels, ou narratologiques.
Toutefois, cette analyse textuelle, développée dans la première partie, pour riche qu’elle soit, doit être complétée par une approche tout à fait différente, prenant en compte le statut du genre dans le champ littéraire. L’affirmation selon laquelle le genre serait a priori un genre déclassé relevant du champ de grande production et de la paralittérature doit être soumise à un examen plus rigoureux, fondé sur une analyse des conditions de production des œuvres, du statut de leurs auteurs, et des rapports entretenus par les romanciers et par les textes eux-mêmes à la littérature d’avant-garde et à la littérature consacrée. Cette seconde partie devra du même coup examiner la question de la légitimité du genre dans le paysage littéraire français. Si certains – auteurs, éditeurs, chercheurs – considèrent que cette question est désormais réglée, le genre étant à leurs yeux reconnu à sa juste valeur, il nous a semblé bon de l’examiner avec attention, au vu des réactions vives et passionnées qu’elle continue de susciter. Le paysage littéraire reste un espace conflictuel, et la notion de genre est toujours porteuse d’enjeux idéologiques et axiologiques. Le genre « roman noir », dans ses évolutions textuelles, est nécessairement travaillé par ces conflits, et son statut dans le champ littéraire nous semble plus complexe qu’il n’y paraît : peut-il être considéré comme un genre paralittéraire ? Comment se positionnent les auteurs dans le champ ? Nous formulons ainsi l’hypothèse que le choix du genre « roman noir » et la conception même du genre sont liés à la position qu’occupe ou que souhaite occuper l’auteur dans le champ. Il nous faudra également examiner la question de la légitimité du genre dans les années 90 : est-elle acquise ? À quels indices peut-on la mesurer ? Cette deuxième partie abordera donc le genre en tant que pratique sociale. Postures d’écrivains, choix et inflexions génériques sont des aspects essentiels permettant d’appréhender le roman noir dans sa complexité. Néanmoins, parce que nous n’oublions pas que le genre est une catégorie textuelle, nous reviendrons dans une dernière partie à une approche textuelle du roman noir, mais selon des principes différents de ceux qui ont été adoptés dans la première partie.
En effet, déclarer l’impossibilité d’établir une définition stable du roman noir, fondée sur des indices textuels, ne nous semble pas suffisant. Il est abusif de prétendre que le genre ne serait, somme toute, qu’une construction sociale. Nous formulons l’hypothèse qu’au-delà des variations observées, des inflexions génériques analysées dans la deuxième partie de ce travail, il y a entre les œuvres du corpus un air de famille, qui légitime et nécessite un retour vers une approche textuelle, mais une approche textuelle différente. Dans une troisième partie, nous tenterons donc de cerner les dénominateurs communs, d’un point de vue textuel, de la production des années 90, riche et variée. Au-delà des variations structurelles, thématiques, des différences d’écriture et de style, nous émettrons l’hypothèse que le roman noir se définit par un même projet et une même vision du monde, lisibles dans le texte même. Nous convoquerons les notions de visée et de registre, afin de cerner au plus près un corpus hétérogène, emblématique de la complexité du genre. Ces deux notions permettent en effet de caractériser le genre par ses fonctions. La visée permet de définir les finalités de la fiction qu’est le roman noir. Elle nous semble, dans le roman noir, ressortir à une volonté de comprendre et décrire le monde réel. C’est pourquoi nous définirons le genre par sa visée réaliste. Cette visée réaliste est par ailleurs une vision du monde orientée, et c’est un autre trait que les romans du corpus ont en commun : tous proposent, à des degrés divers, une vision sombre et désespérée du monde. La notion de registre, entendue comme « catégorie de représentation et de perception du monde » selon Alain Viala, est ici indissociable de la notion de genre, et ici, plus précisément, la notion de registre tragique. Ces deux axes, visée réaliste et registre tragique, nous permettront de faire un retour sur le corpus selon une approche textuelle redéfinie.
Au terme de ce travail, nous ferons un bilan de nos recherches, après avoir, pas à pas, élaboré et testé des hypothèses avec autant de rigueur que possible. Sans doute apporterons-nous quelques réponses mais nous espérons tout autant faire surgir de nouvelles questions.